L’enquête sur le télétravail, dont nous avons déjà rendu compte à deux reprises (à travers l’analyse quantitative d’une part et l’analyse qualitative des motifs de refus d’autre part) confirme très largement l’opinion commune qui voit dans cette forme d’organisation du travail une mutation majeure par rapport au système antérieur. La pandémie a non seulement accéléré un processus de transition plutôt timide jusqu’alors, mais elle l’a surtout imposé sur un mode brutal et largement bricolé qui a demandé, de la part des services comme de la part des agents, des adaptations rapides et des formes d’organisation pas toujours tenables sur le long terme.
Une fois levé l’état d’exception, la distinction paraît plus claire entre le « travail à distance », c’est-à-dire la forme improvisée dans des circonstances particulières et dans des conditions parfois limites, et le « télétravail » demandé par l’agent, censé suivre des règles bordées par des textes et discuté en instance. Reste que la pratique du second demeure très marquée par la mémoire du premier, avec souvent des commentaires du type : « on cherche à nous restreindre les possibilités de télétravail alors que ça a parfaitement fonctionné pendant deux ans ».
Ce contexte très particulier doit être gardé à l’esprit lorsque l’on considère un phénomène qui, par son ampleur comme par la profondeur des transformations qu’il génère, fonctionne comme un révélateur vis-à-vis du fonctionnement global du ministère de la Culture. Qu’il s’agisse du rapport au travail et au sens qu’on lui donne, qu’il s’agisse du rapport au lien hiérarchique, plus que jamais orienté selon un axe « confiance/défiance », ou qu’il s’agisse du rapport aux collectifs, à la convivialité ou, au contraire, à un isolement subi, le télétravail met en lumière des mécanismes à l’œuvre de longue date, mais qui ne se laissent pas facilement appréhender à moins qu’une crise ne vienne les révéler.
Deux ans de pandémie
La pandémie a clairement joué un rôle d’accélérateur, c’est ce qui ressort des témoignages qui répondent à la dernière question de l’enquête (« Souhaitez-vous nous faire part d’une remarque ou d’un point de vue au regard du télétravail ? ») : « Sans l’arrêt brutal dû à la pandémie, je n’aurais jamais envisagé de télétravailler (je ne me sentais pas concernée et je ne pensais pas être capable d’y arriver). Par ailleurs, jusqu’alors les agents en situation de télétravail, peu nombreux à l’époque, pouvaient être catalogués comme fainéants ne faisant rien à la maison, alors que le résultat de leur travail est tout à fait visible et mesurable, sans compter la « discrimination » sur le matériel informatique. Tout cela s’est considérablement amélioré. »
Deux ans et demi après le début de la crise, nous sommes loin de l’incertitude des débuts, lorsqu’à l’inquiétude des agents répondait le désarroi des hiérarchies. Si la période était compliquée pour tout le monde, cette étape transitoire pouvait avoir au moins l’avantage, dans de nombreux cas, de permettre un peu de dialogue et d’écoute réciproque. Une fois cette page tournée, le désordre et l’improvisation ne sont plus de mise et le rappel à l’ordre hiérarchique est très net, comme on a pu le voir à propos des motifs de refus.
Complémentarité présence/distance
En même temps, des consensus sont apparus quant au rapport entre présence et distance, moins appréhendés désormais en opposition qu’en complémentarité. Ainsi : « Les jours au bureau sont consacrés aux réunions, aux déplacements sur les chantiers. Les jours en télétravail sont réservés aux comptes rendus de visite, à la rédaction de réponses aux sollicitations, aux tâches réalisables sur les applications métiers ». Ou encore : « Le bureau est un lieu pour les échanges d’information, le télétravail un temps pour la rédaction et la concentration ».
Clairement, il s’agit là d’appréciations locales, de recherche d’équilibre en fonction des spécificités d’un service ou d’un type de mission. Mais, si de tels équilibres s’élaborent et se racontent un peu partout, on peut regretter qu’aucune doctrine ne semble vouloir se dégager sur ce point au niveau ministériel, la centrale renvoyant l’organisation aux instances locales en mode « débrouillez-vous ».
Heureusement, un certain nombre de normes semblent désormais acquises au niveau interministériel : on ne fait pas du télétravail n’importe comment, la nécessité de disposer d’un matériel adapté, d’un bon réseau et, de plus en plus, d’un lieu dédié, font consensus. Et surtout, comme le souligne un collègue : « Le télétravail implique une organisation certaine qui demande de la discipline du télétravailleur comme de la part de la hiérarchie concernant la réactivité de l’agent, le droit à la déconnexion qui ne sont pas une évidence pour tout le monde. »
Méfiance de collègues à l’égard du télétravail
Une minorité des collègues ayant répondu à l’enquête (32) n’ont pas demandé de jours de télétravail et font état d’avis négatifs, qu’il s’agisse de positions de principe vis-à-vis d’un mode d’organisation perçu comme injuste car ne concernant qu’une frange déjà favorisée de la population, ou qu’il s’agisse d’une méfiance quant à un danger de disparition de la frontière entre vie professionnelle et vie privée, de la perte de cohésion des groupes professionnels ou de l’effet d’aubaine qui conduirait les directions à favoriser le télétravail en vue de réduire les superficies des bureaux.
Pour ce type de commentaires, c’est le sentiment d’une perte et d’une méfiance qui domine : « Attention aux effets pervers du télétravail : atteinte à la cohésion des équipes, et diminution de la possibilité des échanges informels (« passer la tête dans bureau d’à côté ») – augmentation du nombre des mails », ou encore : « Problème pour maintenir une cohésion de service, esprit d’équipe… impression de ne faire que « se croiser », de travailler seul. L’organisation des agendas est complexe. »
Censure des demandes par certaines directions
Largement plus nombreux (82) sont celles et ceux qui déclarent avoir été dissuadés de demander des jours de télétravail, soit que leur hiérarchie ait déclaré leur poste non télétravaillable (fréquent à l’INRAP, courant dans les musées), soit que des règles plus ou moins arbitraires leur soient opposées, telles que : « En tant que catégorie C on m’a clairement fait comprendre que ce n’était pas la peine de faire une demande car elle serait refusée faute de personnel même si ma fonction est télétravaillable », ou encore : « je n’ai pas fait de demande à l’Administration car il a été indiqué que les agents travaillant 50% n’avait pas droit au télétravail. La situation est injuste me concernant car mon 50% est annualisé : je travaille 6 mois à temps plein et 6 mois non travaillé. » Les règles en question peuvent devenir à l’occasion plutôt bizarres : « Résidant à proximité de mon lieu de travail il m’a été notifié que je n’étais pas éligible au télétravail. »
Rigidité du système
En bref, à peu près rien n’est unifié et, à côté d’une majorité de cas qui ne posent pas de problèmes, on assiste à des improvisations assez effarantes de certaines hiérarchies. En revanche, le sentiment que le système est trop rigide, et même de plus en plus rigide, ne renvoie pas uniquement à des situations locales, le constat semble assez généralement partagé : « Lors de phases de travail sur ordinateur (DAO, rédaction…), il était de coutume de pouvoir le faire en télétravail. Or, depuis le début des négociations sur le télétravail au sein du Ministère, ce système est scruté. Nous devons aujourd’hui justifier du bien-fondé de notre demande ». Ou bien : « Le passage à la déclaration via RenoiRH empêche désormais de coupler demi-journée de télétravail et demi-journée de congés, ce qui est recul par rapport à la situation précédente ».
Là encore cependant, des directives locales non discutées peuvent venir compliquer la vie des agents : « Manque de souplesse dans l’application : si pour une raison quelconque, on ne peut télétravailler le jour dédié, il est impossible de le remplacer par un autre jour. De même, en cas d’impossibilité de se rendre au travail (problème de transport, de santé ou autre), il faut poser des jours de congés alors que le télétravail serait possible et qu’a priori tout le monde y trouverait son compte... ». Alors qu’ailleurs au contraire : « En accord avec notre responsable administratif, il y a une certaine souplesse pour annuler la journée de télétravail et la reporter sur un autre jour de la semaine en cas de nécessité. »
Il n’est pas possible, à l’heure actuelle, de disposer de chiffres précis concernant les demandes de télétravail sur l’ensemble de la sphère ministérielle, le futur « Rapport social unique » devrait comporter ces données mais, pour le moment, on tâtonne. En revanche, il ne fait pas de doute que cette demande connaît un accroissement massif et que l’attitude moyenne des directions est passée de hyper-frileux à juste-un-peu-frileux avec, ça et là, d’heureuses exceptions : « Venant d’administration centrale (je suis en poste depuis moins d’un an), j’ai trouvé que la mise en œuvre du télétravail dans ce SCN était facile et l »attitude de la hiérarchie envers le télétravail très bienveillante. » (comme on sait, l’administration centrale est loin de faire partie des exceptions).
Les aspects positifs du télétravail
On pouvait s’attendre à ce que l’enquête livre quelques avis enthousiastes concernant le télétravail, le résultat est beaucoup plus nuancé. Certes, les aspects positifs sont largement évoqués mais ils sont immédiatement mis en balance avec certains des aspects négatifs cités plus haut.
Les aspects positifs sont essentiellement de deux ordres : la réduction du temps passé dans les transports et les conditions de travail chez soi : « Il y a du pour et du contre concernant le télétravail. C’est très pratique pour des raisons personnelles (je gagne personnellement une heure et demie de transport par jour, c’est à prendre) mais je trouve que l’on perd en collectif de travail. Certaines questions professionnelles se règlent plus facilement dans un bureau ou autour de la photocopieuse ». Et concernant les conditions de travail : « J’apprécie le télétravail, à raison de quelques jours par semaine. Cela permet un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. D’un point de vue professionnel, le télétravail permet d’être plus au calme et de se concentrer plus sereinement sur certaines tâches ». Et donc : « Comme toute chose, le télétravail a du bon : travailler de façon plus « sereine » sur des dossiers demandant de la concentration, moins de fatigue due aux transports, et quelques points négatifs : temps d’accès et d’enregistrement des dossiers plus long, voire échec, pas d’accès à l’impression à l’instant T. ».
En résumé : les raisons évoquées par les collègues d’être satisfaits du télétravail sont fondées sur un expérience vécue dans la durée qui permet lucidement de faire la part entre le pour et le contre.
Le télétravail de protection
Il est tout de même un ensemble de justifications du télétravail qu’il convient de traiter à part tant elles tranchent par leur ton aussi bien que sur le fond : « Ma demande de télétravail de deux jours me permettait d’avoir une meilleure qualité de vie. L’ambiance dans cet établissement étant tout à fait insupportable pour une catégorie d’agents. De plus, la personnalité du N+1 nécessite de mettre le plus de distance possible pour exercer son métier ». Lorsque le télétravail permet de souffler un peu en se mettant à l’abri d’une ambiance de travail empoisonnée ou d’une hiérarchie toxique, il ne s’agit plus d’un choix de vie mais d’une nécessité de survie.
Naturellement, cela ne peut pas être une solution, le recours au télétravail dans ce contexte permet pour un temps de préserver sa santé mais ne règle en rien le problème puisque les organisations toxiques ou les individus toxiques demeurent en place. Comme les arrêts maladie trop nombreux ou le taux de demandes de mutations anormalement élevé, le télétravail va rejoindre dans certains cas la gamme des symptômes d’un fonctionnement de service dysfonctionnel.
Notons que, si le télétravail peut être accusé de donner de mauvaises idées à certaines hiérarchies concernant les mètres carrés, il peut aussi être utilisé comme moyen de survie lorsque le problème est déjà là : « ma demande de faire du télétravail n’est pas liée au trajet mais aux conditions de travail : nous sommes cinq dans un bureau (pour seulement quatre postes donc il y en a toujours un qui fait du « camping »), sans avoir de place pour mettre ses dossiers et affaires, ce n’est pas tenable. »
Le télétravail comme révélateur de tendances lourdes du lien hiérarchique
A Bercy, un accord collectif ministériel sur le télétravail vient d’être signé, qui inclut une obligation de formation pour les directions comme pour les agents. A Valois rien de tel, le principe d’un accord continue d’être refusé par le secrétaire général qui renvoie l’organisation du télétravail à des directions locales dont la plupart ne sont pas formées pour ça. On se trouve donc dans une situation assez absurde et la pagaille qui découle de cette orientation invite à considérer que le ministère de la Culture n’a pas vraiment pris la mesure de l’importance de la rupture que le télétravail introduit dans l’organisation générale du travail. Comme trop souvent, on pilote à vue.
Il apparaît de plus en plus que l’attitude des hiérarchies vis-à-vis des demandes de télétravail constitue un test quant à la fameuse « bienveillance » qui émaille les discours officiels. Trop souvent, des entraves sont mises à l’exercice du télétravail, qui témoignent d’un manque évident de confiance dans la capacité des agents à organiser leur travail à l’écart de d’une surveillance tatillonne de tous les instants. C’est ce que nous avons vu à propos de motifs de refus, c’est aussi ce qui apparaît à la lumière des commentaires généraux.