Alexia Fabre ne sera donc pas renouvelée pour un deuxième mandat à la direction de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA). Cette décision ministérielle constitue une attaque brutale contre l’établissement, ses personnels et ses étudiants. Au moment où l’identité de l’ENSBA est remise en cause par le biais d’une mission visant à la création d’un « campus des arts et de l’architecture dans le quartier Saint-Germain », le départ de l’actuelle directrice qui avait demandé son renouvellement ajoute un facteur supplémentaire de déstabilisation.
Une école qui s’effondre
Pour rappel, le site patrimonial de Saint-Germain est occupé par deux établissements d’enseignement supérieur culture, l’ENSBA et l’Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais (ENSAPM). La responsabilité du site incombe à la direction de l’ENSBA, affectataire de 85% des lieux. Or, la situation matérielle des locaux est particulièrement préoccupante : aux désordres structurels importants diagnostiqués sur l’un des bâtiments principaux, le Palais des études, qui exigent des travaux considérables, s’ajoute à présent la forte dégradation des cours, aujourd’hui partiellement impraticables.
Les raisons de ce délabrement sont multifactorielles :
- des années de négligence dans la maintenance de la part des directions antérieures, davantage préoccupées de leur image et du ronronnement des mondanités que des réalités du fonctionnement de l’école ;
- un largage délibéré de la part du ministère, celui-ci procédant à un étranglement progressif de l’établissement par la déduction des moyens ;
- une surexploitation nuisible au site, avec notamment des « privatisations » d’espace (des locations) inappropriées, qui pendant des années se sont multipliées au risque d’endommager les lieux (Etam en 2018, Hermès en 2021…) ;
- les effets du changement climatique sur les sols ;
- le choix absurde d’installer il y a une douzaine d’années un système de chauffage pesant au plafond du Palais des études…
Incompétentes ou je-m’en-foutistes, les directions précédentes n’ont rien fait pour limiter les désordres !
Pinault qui en rajoute
En 2022, la destruction du bâtiment Lenoir (un bâtiment provisoire installé au début des années 2000 et servant de salles de cours à l’ENSAPM) est effectuée en exécution de la décision du Conseil d’Etat en faveur de la famille Pinault (un grand ami des arts !) qui s’était plainte de l’existence de ce bâtiment masquant la vue de son balcon.
En plus des 800 m2 perdus par l’ENSAPM pour assurer ses missions pédagogiques, cette destruction a provoqué des secousses d’ordre sismique non sans de probables conséquences sur l’aggravation de l’état du Palais des études voisin. C’est peu de temps après que ce dernier a vu un morceau de sa corniche se décrocher.
Une directrice qui tente de sauver ce qui peut l’être
Arrivée en mars 2022 à la direction de l’ENSBA, Alexia Fabre et son équipe ont rapidement pris la mesure de la situation, cherchant à y répondre en toute responsabilité : alerte fin 2022 auprès du ministère de tutelle, évacuation des personnels hors des locaux menaçants et pose d’étais de secours, accélération du projet de redéploiement des collections patrimoniales, renforcement de l’équipe de gestion des bâtiments avec la création d’une direction du bâtiment, mise en place d’un comité de site en lien avec l’ENSAPM, réflexion sur un schéma pluriannuel de stratégie immobilière (SPSI) commun avec l’ENSAPM, afin de dégager les moyens nécessaires aux indispensables travaux…
Bref, une conduite manifestement jugée inacceptable, voire franchement irresponsable, par un ministère dont la devise semble être « pas de vagues, pas de vagues ! »
Une tutelle qui lui met la tête sous l’eau
La réponse ministérielle finit par arriver : en juillet 2024, les efforts d’Alexia Fabre sont battus en brèche par la décision d’engager une « mission de réflexion et d’accompagnement pour la réalisation d’un grand campus des arts et de l’architecture sur le site historique occupé par les deux écoles » conduite par le président du conseil d’administration de l’ENSBA très fraîchement nommé sur proposition de Rachida Dati, Laurent Dumas (un entrepreneur devenu « mécène » après avoir fait fortune dans l’hôtellerie et l’immobilier) en tandem avec Pierre-Paul Zalio (un sociologue spécialiste de « la figure de l’entrepreneur », et par ailleurs président du campus Condorcet).
Dès le départ, la mission provoque une levée de boucliers chez les enseignants et les étudiants de l’ENSBA qui voient leur modèle pédagogique directement menacé. Il faut dire qu’elle a pour effet immédiat d’amorcer un climat conflictuel entre les deux établissements du site, de suspendre l’instruction des dossiers sur les chantiers à mener et de jeter l’incertitude sur les perspectives à court terme dans un contexte bâtimentaire qui continue de se dégrader. Le rapport de la mission, dont la transmission était programmée fin décembre 2024, n’est à ce jour pas connu (une habitude dans ce ministère qui adore l’opacité des rapports secrets).
Une fois de plus, en choisissant d’élaborer un projet d’ordre scientifique et culturel qui questionne les pédagogies plutôt que de subvenir d’urgence aux problèmes bâtimentaires, la tutelle laisse pourrir la situation.
En évinçant leur directrice, le ministère de Mme Dati affaiblit radicalement les Beaux-Arts de Paris tout en indiquant clairement aux personnels qu’une responsable d’établissement qui non seulement s’intéresse aux problèmes concrets de son école mais qui en plus (une rareté de nos jours) ne pratique pas le management toxique n’a absolument pas sa place.
Et ça tambouille, et ça tambouille !
Il serait intéressant de voir si le ministère de Madame Dati agira de la même manière vis-à-vis de l’actuel directeur de l’ENSAPM, arrivé lui aussi au printemps 2022 à la tête de cet établissement. Eu égard à ses accointances politiques (c’est un ancien conseiller de Sarkozy, ancien membre du groupe d’opposition au Conseil de Paris, entre autres !) nous pouvons en douter ; il est même probable que la crise ouverte par la non-reconduction d’Alexia Fabre lui soit au contraire pleinement profitable.
C’est donc dans un climat de défiance qu’inévitablement s’ouvrira le mandat de la prochaine direction de l’ENSBA : défiance de la part des enseignants et des étudiants voulant défendre le modèle pédagogique de l’ENSBA, défiance des personnels administratifs ne voulant plus retomber dans les incessants conflits internes qui ont pollué l’ENSBA pendant dix ans avant l’arrivée d’Alexia Fabre, celle-ci ayant indubitablement réussi à installer un climat d’apaisement dans un établissement difficile à gérer humainement.
La grande majorité des personnes en activité dans l’École juge positivement les trois ans de son mandat. La décision de l’évincer n’en paraît que plus incompréhensible si on ne la réduit pas à de la tambouille politique de bas étage. Elle manifeste pleinement la brutalité d’un pouvoir qui méprise la réalité du terrain et instrumentalise des situations de tension qu’il a lui-même créées pour s’en prendre à la culture en général et aux écoles d’art publiques en particulier.
