L’invasion des Barbares: les dérives néolibérales de la course au montage budgétaire aux Beaux-Arts de Paris

Privatisations des espaces: un accident évitable ?

La démolition du soubassement sculpté et classé monument historique de la cour d’honneur de l’école, le 6 décembre dernier par un camion chargé du démontage et du transport des installations de la société Hermès, illustre d’une manière visible et constatable par tous les conséquences de la politique de privatisation des espaces dans cette école.

Cette politique, généralisée dans tout le périmètre ministériel, particulièrement développée par les directions des établissements publics du fait de leur autonomie de gestion et par l’existence de contrats d’objectifs économiquement contraignants, poussent ces directions à développer de plus en plus la part de leurs «ressources propres».

A l’ENSBA, établissement dont les vicissitudes et les dérives anciennes, un temps identifiées par la Cour des Comptes, ont abouti à des réorientations et des révisions drastiques de moyens budgétaires sans régler les problèmes de fond ni donner à l’établissement les moyens humains nécessaires à la réalisation de ses missions, cette politique de privatisation des espaces pose des questions d’éthique du management public, le choix des entreprises «mécènes» se situant à l’opposé des valeurs défendues par la plupart des trente-quatre écoles supérieures d’art et de design sous tutelle pédagogique ministérielle. Ces écoles mettent en place des dispositifs d’ouverture à la diversité et à la mixité avec des taux d’admission et des taux d’élèves boursiers sans commune mesure avec ceux de l’ENSBA, beaucoup portent une attention aux problématiques écologiques ou d’économie solidaire dans le choix de leurs partenariats, et les formes de mécénat qu’elles mettent en place sont orientées vers l’aboutissement de projets pédagogiques ou la contribution à des projets de création pilotés par les professeurs et les étudiants. A l’ENSBA, les privatisations d’espaces et les organisations d’événements se résument le plus souvent à la confiscation d’outils de bien public, à la génération de profits à court terme, réinvestis par l’Ecole dans un cycle d’événements ponctuels, et ce au détriment des missions pédagogiques pérennes et premières de l’établissement.

Pour n’importe quel usage, et en l’occurrence pour 460.000 € reversés à l’établissement public, la société Hermès s’installe donc pendant quinze jours (installation, manifestation, désinstallation) dans le Palais des études de l’Ecole, organisant dans le cadre d’un programme dit «Hermès Fit» des ateliers de sport et détente sonorisés à très haut niveau, perturbant l’usage du bâtiment par les agents et les étudiants, provoquant des pannes sur le réseau électrique, participant à l’usure ou à la casse des installations du Palais et de sa verrière, par ailleurs soigneusement restaurés et entretenus par les architectes en chef des Monuments Historiques Nationaux (ACMHN). Bien d’autres «mécènes» ont ainsi contribué à l’endommagement de l’école ou à sa neutralisation. Citons, entre autres, les sociétés Etam en 2018, dont l’occupation a contribué à défoncer le pavement de la cour d’honneur, ou Louboutin en 2020, qui a expulsé tous les usagers de l’établissement pour une journée de présentation de produits. Ces détournements d’usages, contradictoires avec la nécessaire préservation et mise en valeur d’un patrimoine monumental entièrement classé depuis 1972 et mis au service des missions d’une école nationale supérieure d’art, doivent évidemment être dénoncés et notre organisation syndicale n’a eu de cesse d’alerter et d’informer sur la situation d’un établissement dont l’état de vétusté global n’est que péniblement pris en compte et traité comme tel par les directions (planification de travaux d’entretien courant et mise en conformité des documents légaux de gestion des risques dans les locaux à usage pédagogique notamment).

Les partenariats avec les entreprises et fondations privées: du détournement d’usage au renversement de l’initiative pédagogique.

Mais à côté de ces conséquences matérielles, cette course au montage budgétaire et cette recherche incessante de ressources propres, euphémisme pour signifier une recherche de partenariats privés par les directions successives de l’Ecole, entraîne d’autres dérives plus difficiles à identifier et dénoncer, car le plus souvent masquées par une communication habile et des bilans annuels présentant ces partenariats comme indispensables à l’élaboration de la programmation culturelle de l’établissement ou à l’insertion professionnelle des étudiants.

Cette politique du chiffre passe notamment par la multiplication du rythme des expositions temporaires payantes avec comme conséquence immédiate une pression sur le planning de maintenance et d’entretien courant du bâtiment, une dérive budgétaire importante et une mobilisation permanente des agents publics, en nombre limité (210 ETP, dont 5 agents pour le service des expositions) sur des projets à court terme, au détriment là encore de leurs missions pérennes (entretien et mise aux normes des locaux pédagogiques et de leur matériel, classement, récolement, restauration, diffusion et publication des fonds documentaires et des collections ayant statut de «Musée de France» depuis 2017 par exemple).

Elle se concrétise également par la multiplication des cours payants destinés aux amateurs (dont les tarifs, multipliés par trois depuis 2021, les réservent de plus en plus à un public ayant des moyens et du temps libre) et l’engagement de moyens budgétaires importants destinés à ces mêmes publics, politique toujours justifiée par la nécessité d’abonder le budget par d’autres sources de financement que le budget de l’État mais dont le résultat paradoxal est de réduire les contrats de monitorat des étudiants avancés (contrats nécessaires aux plus précaires d’entre-eux) ou le quota de certaines heures d’enseignement (cours de suivi au Pôle numérique).

Ces dérives aboutissent dans certains cas à un renversement total des missions de service public de cette école, se disant formatrice de talents et de personnalités artistiques indépendantes et autonomes, notamment lorsqu’elle intègre dans ses formations, des appels à projets «mécénés» par les intérêts privés ou les fondations de grandes entreprises du luxe français et international. Ces projets vont jusqu’à organiser des formes de commande privée intégrées dans le cursus pédagogique de l’école (chaire «Habiter le paysage» mécénée par Dior et s’accompagnant d’un prix présenté au château de la Colle Noire; projet de décoration des espaces de Moët-Hennessy, mécène par ailleurs de la nouvelle filière «Artistes et métiers de l’exposition»).

La direction actuelle de l’établissement envisage désormais de franchir ce qui selon notre organisation syndicale constituerait une nouvelle ligne rouge, l’organisation de cours en entreprises privées, donnés par des intervenants payés par l’Ecole.

Autonomie des directions d’établissements publics et exercice de la tutelle ministérielle: qui contrôle ces dérives ?

L’accident survenu le 6 décembre dernier représente l’ultime étape d’une dérive néolibérale et d’une autonomie de gestion budgétaire qui, au lieu de se tourner vers la tutelle (Direction Générale de la Création Artistique du ministère de la Culture) et de défendre un projet d’établissement avec des moyens humains et budgétaires adéquats, choisit d’entretenir des liens de plus en plus étroits et opaques avec certaines grandes entreprises ou fondations privées. La prise de conscience partielle de l’actuelle direction, ayant pris la décision de concentrer les périodes de privatisation des espaces sur deux mois de l’année et de présenter pour la première fois l’organisation d’une privatisation en réunion interne, ne change hélas pas la situation de l’ENSBA, école première d’un point de vue historique, devenue au fil des ans une école dont les archaïsmes de recrutement, les modes de fonctionnement ou l’organisation pédagogique contribuent plus à la reproduction des inégalités qu’à la reconnaissance de personnalités artistiques représentatives de notre société et des problématiques auxquelles des artistes contemporains pourraient se confronter, une situation d’ailleurs mise en exergue par certaines études récentes (Agone n°65, 2020, p.105-126).

Des moyens budgétaires, humains et un plan d’urgence pour une situation anormale, dénoncée depuis des années.

Au sein d’un ensemble architectural labyrinthique (les ACMHN ne dénombrent pas moins de huit cents salles ou pièces), dont certaines parties utiles aux missions d’enseignement sont dans un état d’entretien globalement déplorable et en tout cas présentent des risques avérés pour les personnes et les biens, notamment dans les locaux des bases techniques et dans les ateliers (risque chimique, risque incendie, risque lié au manque d’équipement adéquat, manque d’actualisation des documents légaux), il est temps de renouveler les alertes que notre organisation a relayées depuis plusieurs années et de redire que la situation de cet établissement ne trouvera aucune amélioration dans la poursuite d’une course à la privatisation des espaces et aux appels à projets portés par des fondations privées.

Cette situation justifie à elle seule une alerte auprès de la tutelle avec l’attribution de moyens supplémentaires pour a minima planifier et budgéter une mise aux normes de tous les espaces dédiés aux enseignements et à la conservation des collections et une redéfinition et réorientation d’un projet pédagogique plus conforme aux attentes et aux orientations portées par plusieurs instances représentatives des écoles d’enseignement supérieur culturel, notamment le CNESERAC : plus grande ouverture à la diversité, mise en œuvre d’une réelle égalité genrée entre étudiants et enseignants, collaboration avec les neuf autres écoles nationales supérieures d’Art.

Le SNAC-FSU continuera à dénoncer le recours aux privatisations des espaces et aux politiques d’appels à projet lorsque celles-ci consistent à mettre au service de grands intérêts privés les objectifs et missions des établissements sous tutelle ministérielle. Il dénoncera également le développement et la politique tarifaire des cours publics comme moyen d’abonder le budget de ces établissements lorsque ce développement se fait au détriment des programmes pédagogiques des élèves. Il demande une réorientation du recours au mécénat, centré sur des objectifs pédagogiques stricts, au service des missions d’enseignement et de valorisation des travaux des étudiants de l’Ecole.

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