Barbara Stiegler a fait paraître en janvier dernier, dans la collection Tracts de Gallimard, un essai intitulé De la démocratie en Pandémie. En une cinquantaine de pages, elle propose un point de vue critique sur les premières phases de la crise sanitaire, point de vue qui tranche sur le monologue redondant de l’industrie médiatique au point que sa lecture offre un appel d’air salutaire dans le monde intellectuellement confiné qu’est devenu le nôtre.
Il est des voix disparues qui manquent cruellement lors de certaines séquences historiques. Imaginez un instant un monde où Michel Foucault serait encore parmi nous et contribuerait à remettre à l’heure les pendules bio-politiques concernant la séquence que nous vivons depuis un an et demi. Comment décrirait-il la situation ? La mettrait-il en lien avec l’oubli massif des acquis en termes de démocratie sanitaire des années Sida ? Il nous manque ! Fort heureusement, une pensée comme la sienne ne s’éteint pas avec son auteur et peut être portée et magnifiée par d’autres. L’exemple nous en est donné aujourd’hui avec ce tract de Barabra Stiegler.
Même s’il ne s’agit à aucun moment de nier la gravité de la maladie, ni la détresse provoquée par les cas aigus, ni le dévouement des soignants, sa thèse est que la situation actuelle ne peut pas se résumer à l’irruption d’un virus envisagée comme une catastrophe naturelle. La Pandémie, avec un « P » majuscule, désigne un objet politique fait de décisions, de responsabilités, d’hésitations, de mensonges, de croyances, de peurs, de rapports de force, qui s’opère sous la pression de la maladie et engendre un ordre social d’un type inédit. Pandémie désigne ici un univers mental, un « continent » dit l’auteure, qui réoriente radicalement les rapports entre gouvernants et gouvernés avec comme effet majeur, inouï, la suspension du débat démocratique. Un continent, dit-elle, « dans lequel “la pandémie” n’est plus un objet de discussions dans nos démocraties mais où la démocratie elle-même, en Pandémie, est devenue un objet discutable ».
Sous la pression de l’actualité sanitaire (le nombre de morts, les hôpitaux engorgés), la démocratie se voit accusée d’inefficacité et devient un problème. Les médias vantant à l’envi le modèle chinois et le succès coréen, elle se retrouve disqualifiée, ce qui permet tous les tours de force et tous les effets d’aubaine à un gouvernement tenté par les penchants autoritaires et heureux de pouvoir s’abriter derrière la façade commode de « la science » sans avoir à passer par la délibération.
S’arrogeant le monopole du savoir, le pouvoir actuel ne se sent pas en devoir de rendre des comptes sur une situation qu’il a lui-même, comme ses prédécesseurs, contribué à créer par la destruction de l’environnement et des systèmes de santé. Au contraire, il peut se permettre de se dédouaner en reportant la responsabilité de la crise sur les citoyens, déclarés irresponsables et indisciplinés. Lui-même infantile (« Nous sommes en guerre ») le gouvernement n’a de cesse d’infantiliser la population, via l’invention des « attestations dérogatoires » comme à travers le chantage aux vacances.
De même, et c’est une des thèses développées dans le texte, si le pouvoir gouverne par la peur depuis un an et demi, c’est qu’il ne fait que reporter sur les autres la peur qui l’a lui-même saisi au début de la crise : peur du virus mais aussi peur du mouvement social, que l’enfermement de la population a permis de stopper net. Passant en revue les trois premières phases de la crise (confinement, déconfinement, reconfinement), Barbara Stiegler rappelle les hésitations, voltes faces et mensonges du pouvoir en insistant sur ce qui est pour elle capital : à la source de ces décisions politiques on ne doit chercher ni stratégie ni complot mais plutôt l’entêtement et la panique de dirigeants qui n’ont rien vu venir.
Cela n’enlève rien à l’effet d’aubaine induit par cette situation, qui rencontre les tendances profondes d’un pouvoir peu sûr de lui-même : l’autoritarisme et le côté « donneur de leçons » se satisfont d’une situation d’exception où l’exécutif a la possibilité de décider tout seul de ce qui est essentiel et de ce qui ne l’est pas, comme de faire le tri entre les bonnes activités (faire ses courses, prendre les transports en commun, manifester contre l’islamisme) et les mauvaises (aller au cinéma, aller chez des amis, manifester contre la réforme des retraites), seules les mauvaises comportant un risque de contamination.
En Pandémie, tout est binaire. L’« état d’urgence », le « régime d’exception » ne laissent pas de place à la nuance et le monde est partagé en deux camps : les « progressistes » attachés à la préservation de la vie et les « populistes » qui osent mettre en doute la logique de l’action gouvernementale. Que ces doutes s’expriment publiquement et les voilà affublés de l’étiquette de « complotistes ». La Pandémie possède sa propre langue, faite d’oppositions binaires chargées d’une morale assez lourde, mais qui fonctionne : « distanciation sociale / relâchement », « gestes barrière / clusters », « civisme / rassurisme », etc. Un nouveau lexique quadrille les esprits, lancé dans la sphère publique par des spécialistes du « nudge » cette manipulation en douceur (le « coup de pouce »), technique de fabrication de l’assentiment collectif tellement prisée par nos gouvernants depuis les années 2000 et dont Barbara Stiegler rappelle les liens étroits et anciens (les années 1930) avec l’idéologie néolibérale.
En un peu plus de cinquante pages, elle déconstruit un grand nombre de certitudes communes portant principalement sur les domaines de la santé, de l’éducation et de la recherche, en mettant au jour leur histoire et leurs procédés de fabrication. Le langage est clair mais le texte est dense, offrant au lecteur une multitude de points de départ pour des réflexions personnelles. Ainsi par exemple du « virage numérique » qui arrive à point nommé, lors du « reconfinement », pour soutenir le discours néolibéral sur la mondialisation, un temps menacé par le virus. Un texte court, donc, qui gagne à être fréquenté en prenant son temps, et qui à ce prix développe un formidable potentiel d’émancipation dans un monde où vous passez au rouge « si vous croisez des gens malades, une zone infestée, voire des idées douteuses ».
Outil critique, ce texte est aussi le manifeste d’une conviction qui s’exprime dès la page 4 :
« La seule issue face à cette crise et aux autres crises à venir serait d’investir massivement et en urgence, non seulement dans la recherche, mais aussi dans un système sanitaire et social qui puisse véritablement prendre en charge les patients, tout en développant un plan ambitieux pour une approche environnementale des questions de santé. Au lieu d’enfermer l’ensemble de la population jusqu’à la survenue du salut par l’industrie pharmaceutique, une telle politique aurait permis de soutenir plus que jamais toutes les activités vitales de l’ensemble de la population : le travail, l’éducation, la recherche, la culture, la vie sociale et politique en général sans laquelle toute organisation sociale ne peut que s’autodétruire à plus ou moins long terme. »
et dont il est possible de s’emparer pour imaginer chacun dans son domaine et avec son expérience des solutions concrètes et collectives.
- Barbara Stiegler : De la démocratie en Pandémie, santé, recherche, éducation, janvier 2021, Gallimard, coll. Tracts n°23, 59p.