Enzo Traverso – Gaza devant l’histoire

A propos d’Enzo Traverso, Gaza devant l’histoire, Lux, 2024.

« Ensemble nous lisions Nietzche. Surtout Nietzsche.

Il convient à notre situation. Il est tellement désespéré. »1

Au moment où l’éradication des êtres/de l’être palestinien(s) se poursuit, où apparaissent sur les écrans des visages malnutris et qui dans le Nord global en rappelleront assurément d’autres décharnés, où les représentants suprémacistes d’un État qui a exproprié le signifiant « juif » sous les motifs de l’ethnicité et du colonialisme parlent de déplacement d’une population au mépris même de l’histoire du sens de ce nom, où cet État encore dans le même mouvement a exclu de la citoyenneté israélienne les non-juifs, où silences, fausses protestations, complicités occidentales et impuissances nous épuisent, où les jours s’égrènent avec le nombre de morts et de blessures causées par l’armée israélienne qui naguère avançait que Tsahal ne serait jamais capable de tels actes au nom de l’histoire des Juifs… peut-être n’est-il pas inutile de lire ou de relire un livre paru l’année dernière, en 2024, celui d’Enzo Traverso, Gaza devant l’histoire, dont l’objet est « les façons dont l’histoire a été convoquée pour […] interpréter » la « crise de Gaza » (10-11)2 qu’il s’agisse de l’indignité de ses usages mais aussi des outils interprétatifs qu’elle peut nous fournir pour lire le présent, par exemple le comparatisme analogique ici mis en œuvre. Le point de vue heureusement choisi est triplement qualifié : paraphrasant Sartre, écrire en situation3, tout à la fois d’affectation et de sentiment d’urgence ; se démarquer de l’illusion de la neutralité axiologique ; se placer – citant Edward W. Saïd – en contrepoint soit essayant de se mettre à la place de ceux qui subissent la guerre.

Parmi les nombreux travaux d’Enzo Traverso, on peut citer, en relation proche, selon différentes modalités, avec Gaza devant l’histoire : Les Juifs et l’Allemagne. De la « symbiose judéo-allemande » à la mémoire d’Auschwitz (1992), La violence nazie. Une généalogie européenne (2002), 1914-1945. La guerre civile européenne (2007), La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur (2013). Et, d’une autre façon, La mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée XIXe-XXe siècle (2016).

S’il convient de revenir sur ce livre, c’est non seulement s’agissant de la Palestine et de la purification ethnique à l’œuvre, mais aussi parce qu’il vient participer – du moins c’est la lecture qui en est faite ici – à cerner une ontologie du présent4, qu’il contribue à la connaissance des opérations qui la caractérisent et la construisent. Peut-être cela pourrait-il s’appeler, sous différents aspects, le brutalisme soit « une forme de thermopolitique [qui] soumet les corps avilis, l’énergie et la vie de certaines espèces au travail du feu, à la combustion lente »5. Le rapport entre cette thermopolitique et le travail discursif qui l’accompagne n’est pas d’extériorité en ce que le second est l’une des conditions de l’existence de la première – il permet d’en façonner l’acceptabilité et la faisabilité – et qu’il contribue lui-même à produire ces effets du feu et la combustion lente.

C’est donc à ce travail, particulièrement aux opérations de langage6 par lesquelles il prend corps et entend produire des effets, que sera consacré le compte-rendu de cet ouvrage et sa discussion.

LUX, 2024
1. Nommer ce qui arrive. Brouillage, inversion et déplacement

Tout d’abord il convient à ce propos de s’appuyer sur le premier chapitre « Exécuteurs et victimes » dont l’objet est l’inversion narrative de ces rôles, son analyse prenant comme point d’appui et de comparaison analogique les souffrances des civils allemands pendant et après la seconde guerre mondiale, souffrances devenues évocables à la fin des années 90, une fois la réunification faite et la mémoire des crimes nazis intégrée. Martin Heidegger en fit un point d’argumentation justificatrice du nazisme dans une tentative de maquillage de l’Allemagne en victime d’une agression extérieure. Plus tard l’historien Ernst Nolte, tout en jugeant les crimes nazis regrettables, a renvoyé leur origine à la nécessité d’une lutte contre la menace du bolchevisme7. Voici donc un génocide, celui des Juifs d’Europe, légitimé et ramené à des dégâts collatéraux, un travail de déplacement, voire d’inversion, des causes à l’œuvre et par là-même une redistribution des statuts de victime et de bourreau. Pour Enzo Traverso la grande majorité de commentateurs de la guerre à Gaza sont devenus « heideggériens », désignant là un travail discursif à vocation performative qui, dans le moment de la destruction de Gaza et de sa population, fait d’Israël une victime et des Palestiniens la cause de leur propre destruction que l’État sioniste est en train d’opérer.

La première opération de langage a pour objet la nomination des évènements. Ainsi de la qualification du 7 octobre, comme ce qui serait le plus grand pogrom de l’histoire, Holocauste excepté, qui tout à la fois vient produire et s’appuyer sur une dé-historicisation de la situation. Le geste vient confondre des moments où les Juifs étaient minorité opprimée dans le cadre d’États nationaux institués avec celui où le Hamas ne détient aucun pouvoir sur le territoire israélien sur lequel il vient faire effraction. Passant outre les décennies d’oppression et de déni du droit des Palestiniens, de déracinement et de ségrégation, de dénégation de leur « caractère national » (106), il absolutise le 7 octobre comme un évènement ontologique, une épiphanie négative où s’actualiserait une forme d’existence d’un « antisémitisme ancestral » 8et de « la haine éternelle et inguérissable des Juifs » (108), permettant de brouiller les qualifications de la Palestine, l’identifiant, parce que supposé lieu de cet antisémitisme congénital, au fondamentalisme islamiste et par cela, au motif d’un ennemi commun, s’agrégeant l’appui de l’Occident9. Soit la construction d’une chaine d’équivalence qualificative.

De même user du terme de guerre vient masquer l’asymétrie de la distribution des puissances de destruction et de combat, du nombre de blessés et de morts, le caractère unilatéral de la désintégration en cours de la bande de Gaza qui, au motif de l’éradication du Hamas, devient tout comme les villes et vie allemandes dommage collatéral. La qualification de la situation par le mot de guerre également autorise une soustraction à la discussion de l’attribution des rôles de victimes et de bourreaux opérée par Israël. « Depuis le 7 octobre 2023, […] Israël pose en victime » (16). Ou encore de revenir sur l’asymétrie des conditions de vie ‘habituelles’ entre Palestiniens et Israéliens. « […] les Israéliens vivent comme en Europe. Tel-Aviv est aussi cosmopolitique, moderne, féministe et gay friendly que Berlin »(21). D’une certaine manière – c’est mon propos et cela ne minore en rien les violences exécutées – le 7 octobre, s’il est épiphanie, est cette épiphanie-là, le surgissement de deux conditions d’humanité dont l’une, même si elle éprouve de l’intérêt pour l’autre, danse sur une situation comme on le ferait sur un volcan à l’éruption déjà commencée. A l’autre est soustraite l’humanité. L’asymétrie des conditions interdit l’exercice d’une symétrie dans le jugement. A suivre Judith Butler :

« Les modèles explicatifs qui attribuent des torts égaux aux Israéliens et aux Palestiniens postulent et créent une égalité qui efface l’inégalité des parties sur le terrain. Une fois que les conditions politiques de l’égalité seront bien établies, nous pourrons peut-être alors, mais seulement, commencer à parler en termes d’’égalité »10.

Pour autant la destruction actuelle de la bande de Gaza ne peut être diluée dans cette longue asymétrie. Deux formes de la brutalité d’État sont actualisées : le bombardement massif des infrastructures et populations civiles avec quasi autant de bombes larguées dans les six premiers jours que par les Etats-Unis et leurs alliés en un an au plus fort de l’invasion en Afghanistan. Aussi un blocus de l’électricité, du carburant, de la nourriture, des médicaments, de l’eau11. Ce à quoi il faut ajouter plus récemment la distribution de nourriture comme outil de déplacement des populations affamées et contre-argument aux accusations de génocide plutôt que geste de secours porté. Enzo Traverso écrit :

« La seule définition normative dont nous disposions, celle de la convention des Nations Unies de 1948 sur le génocide, décrit très fidèlement la situation en cours aujourd’hui en Palestine » (21).

Dans le débat autour de ce terme entre des chercheurs en sciences sociales, Raz Segal, professeur d’études sur le génocide et l’Holocauste à Stockton, parle d’un cas d’école (23), Dirk Moses, chercheur réputé en la matière pointe « des déclarations à connotations génocidaires », par exemple la citation, aux accents messianiques, par le premier ministre israélien dans un discours du 28 octobre, du Livre de Samuel :

« Va maintenant, frappe Amalek, et dévouez par interdit tout ce qui lui appartient ; tu ne l’épargneras point et tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes » (23).

A vrai dire, d’autres pourraient être avancées. Recourant de nouveau à la comparaison analogique, convoquant la négation de l’existence du goulag par des résistants communistes qui avaient été déportés dans des camps nazis à la raison qu’il ne peut y avoir de camps de concentration dans un pays socialiste, Traverso pointe le même déni à l’œuvre chez les défenseurs d’Israël au motif qu’« un pays né des cendres de la Shoah, ne pourrait pas perpétuer un génocide » (76). Déni dont on pourrait ajouter qu’il est transformé en motif de légitimation. Aussi qui réduit ce qu’est un génocide à une ressemblance avec l’Holocauste (24).

Parmi les opérations de brouillage, d’inversion et de corruption du langage il y a bien sûr l’usage du mot terrorisme tant par l’État israélien que par les « heideggériens » – pour reprendre le mot de Traverso – occidentaux de plateau en vue de disqualifier les défenseurs de la cause palestinienne et les affubler d’un soutien au Hamas. « Israël s’en est toujours sorti en qualifiant la résistance palestinienne de terrorisme, et dans le domaine du vocabulaire, il a marqué là un point majeur » écrivait Saïd12. Le livre vient d’abord rappeler que parmi le répertoire d’action du mouvement sioniste mis en œuvre dans le but de fonder Israël, il y eut le terrorisme. La milice d’extrême droite Irgoun Zvaï Leoumi de Menhamem Beguin, devenu plus tard premier ministre, a perpétré de nombreux massacres en 1948, parmi lesquels celui du 9 avril à Deir Yassin où des familles entières ont été tuées, les maisons détruites, des individus isolés puis abattus. Encore l’attentat de l’hôtel King David de Jérusalem en 1946 contre les Britanniques…

Traverso qualifie le 7 Octobre comme un acte d’atrocités et de terrorisme tout en entendant poser l’arrière-plan de l’action du Hamas là aussi caractérisée par une forme d’asymétrie, tant des conditions d’existence déjà évoquées que de répertoires d’action disponibles. Le Hamas a condamné l’antisémitisme – le distinguant de l’antisionisme – et l’Holocauste, abandonné dans sa charte de 2017 le projet de destruction d’Israël et adopté l’idée d’un État palestinien dans les frontières de 1967. En face la réaffirmation d’une opposition à un État palestinien, la poursuite de la colonisation de Gaza, le transfert de la capitale à Jérusalem…

« […] Israël a saboté les accords d’Oslo dès le début, et l’Autorité palestinienne, totalement impuissante, est devenue en Cisjordanie une sorte de police auxiliaire de Tsahal. » (84)

« Le 7-Octobre fut un inévitable retour de bâton. » (86)

Le mot terroriste peut être revendiqué, ainsi de la résistance italienne durant la seconde guerre mondiale ; il peut être le mot du pouvoir, ainsi du terrorisme de ceux dont les visages composèrent l’Affiche rouge. Les membres de la MOI firent exploser des bombes dans les restaurants et cafés fréquentés par des soldats allemands… mais pas que. La frontière entre combattant et terroriste n’est pas aussi nette que cela et le premier n’est pas exempt de brutalité ou de barbarie comme diraient certains, il n’y a pas de supériorité éthique des armées régulières, ainsi de l’usage du viol comme arme de guerre par celles-ci dont Tsahal n’est pas quitte13. D’une certaine manière – c’est mon propos – le mot de terrorisme renvoie à la question de l’inégalité guerrière et à l’emploi du mot de guerre. Le Hamas, dans la réalité, lutte contre une armée d’occupation, pour Traverso nous n’avons aucun titre pour statuer sur son appartenance à la résistance palestinienne et la lutte contre le terrorisme ne peut être un impératif catégorique qui l’exempte de toute argumentation ou interprétation critique. Dans les guerres asymétriques les opprimés recourent à la violence et elle n’est « ni belle ni idyllique » (94). Leur cause ne peut être confondue avec « le triomphe de l’innocence » (93). Et de rappeler la discussion connue de Trotski et Dewey sur le rapport entre les fins et les moyens.

2. Nommer les êtres pour les départager. Animalité, barbarie et civilisation

Une autre opération de nomination, concomitante de la première, est celle des êtres, Traverso vient rappeler quelques déclarations. Du ministre de la défense Yoav Gallant qui à propos des Palestiniens parlent d’« animaux humains ». En 1983, de Rafaël Eitan chef d’état-major de l’armée qui avait qualifié les Palestiniens de « cafards […] dans une bouteille » (107), autant de gestes reprenant les codes antisémites pour les appliquer aux Palestiniens. On peut rappeler ici le nom donné à l’opération lancée par les nazis en février 1945 contre des prisonniers de guerre échappés du camp de Mathausen : Mühlviertler Hasenjagd soit la chasse aux lièvres dans le Mühlviertler14. Là-aussi d’autres attributions de qualités pourraient être citées. 

Traverso rappelle justement Fanon : « le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique » (107). Le transport d’une rhétorique importée de l’antisémitisme européen n’est pas seulement affaire d’invectives et de paroles de haine et l’on peut ajouter au propos d’Enzo Traverso que l’animalisation vient opérer un partage entre êtres humains sous le régime de la race et de la biologie et êtres humains sous le régime de l’être politique et historique15. Faire des Palestiniens des rats ou des cafards est l’une des modalités de leur soustraction à la politique et à l’histoire, par conséquent à leur « caractère national » déjà cité, mais aussi à leurs vies biologiques.

Ailleurs Barbara Stiegler avait pointé que le traumatisme de la seconde guerre mondiale avait produit l’impossibilité en Europe de convoquer des arguments relevant de la biologie lorsqu’il était question de politique et de morale16. Au cœur de ce retournement, aux accents d’anthropologie raciale, qui vient instaurer une grammaire des espèces17, nous y sommes cependant. Grégoire Chamayou analyse les chasses à l’homme – y compris les chasses aux Juifs – à l’articulation de deux attitudes contradictoires : la contestation pratique du caractère d’humanité par la capture et la mise à mort et la reconnaissance implicite de l’humanité de la proie. Hanna Arendt parlait d’animalité humaine « l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale humaine »18.

Dans ce départage, en dernière instance entre civilisés et barbares19, Enzo Traverso pointe une reformulation d’un orientalisme – qui perdure et repose sur une « dichotomie ontologique imaginaire entre civilisation et barbarie, progrès et arriération, lumières et ténèbres » (29) et l’infériorisation de l’humanité non blanche20 – dans les termes d’un combat entre démocratie occidentale et terrorisme islamique. Depuis le Nord global, Israël se voit décrit comme la pointe avancée de la démocratie au milieu de l’obscurantisme, le Hamas comme « une horde de bêtes assoiffées de sang » (29). Autrefois méprisés et exclus dans le monde occidental, voici les Juifs, via un État qui s’autorise à parler en leurs noms à tous, devenus le symbole de l’Occident et de la civilisation judéo-chrétienne, allié aux suprémacistes blancs américains défenseurs de la colonisation de la Cisjordanie. « Israël est en première ligne et se bat aussi pour nous » déclare sur Cnews, le 1er octobre 2024, l’idiot utile de l’extrême-droite qu’est Manuel Walls21.

Dans les propos des porte-parole de Tsahal l’opposition entre barbares et civilisés s’indexe sur le degré de sophistication de l’armement, opposant les tirs à l’aveuglette de roquettes – tirs barbares en quelque sorte – et le progrès technologique incarné par les méthodes de Tsahal parmi lesquelles le choix de cibles par l’IA. Un officier explique que rien n’arrive par hasard :

« Quand une fillette de trois ans est tuée dans une maison à Gaza, c’est parce que quelqu’un dans l’armée a décidé qu’il n’était pas grave qu’elle meure, que c’était le prix à payer pour atteindre une [autre] cible. Nous ne sommes pas le Hamas. Il ne s’agit pas de roquettes tirées au hasard. Tout est intentionnel » (31).

Tir civilisé donc. Au-delà de la question de la valeur des vies – celle d’une fillette au regard de l’importance d’une cible, celle d’une fillette palestinienne au regard de vies israéliennes –, dans ce propos et d’autres, Traverso identifie la manifestation de la rationalité instrumentale, « une raison affranchie de toute considération humaine et sociale » (32), moteur de la civilisation occidentale et, référant à Weber, Adorno et Horkheimer22, s’étant réalisée dans la politique exterminatrice nazie, tant dans ses dimensions administratives que productives. La-aussi, étrange retournement de l’histoire mais intégration complète à la rationalité du monde occidental. 

Civilisés, barbares… nommer les êtres est aussi, on vient de l’évoquer, les hiérarchiser, y compris s’agissant de l’exercice du droit international. Enzo Traverso, reprenant la question du « double standard » – par exemple le refus des sanctions contre Israël versus la suspension du financement à l’UNRWA (49) les sanctions contre la Russie et les réitérations du droit d’Israël à se défendre – dans le traitement des êtres, interroge les principes d’application des décisions de la Cour internationale de justice, « expression juridique d’une idée universelle d’humanité héritée des Lumières » (34). Alors que l’universalisme avait toujours été revendiqué comme le monopole de l’Occident, que les grandes puissances ont encadré le droit international dans leurs dispositifs de domination, c’est l’Afrique du Sud qui vient saisir la Cour internationale de justice, un procureur britannique de la Cour pénale internationale d’origine pakistanaise émettre une requête d’arrestation du premier ministre israélien. Un « déplacement symbolique » (35), une brèche entr’ouverte dans l’asymétrie, où des peuples du sud deviennent sujets du droit international23 et non objets de la raison humanitaire.

« Au fond c’est ce déplacement symbolique – à la fois culturel et politique – que les chefs d’État occidentaux qualifient de ‘‘scandaleux’’ et intolérable. » (35)

Judith Butler, dans un indispensable livre, pointe la relation entre l’expropriation du nom de Juif par l’État d’Israël et la disqualification que ce dernier opère de toute critique de sa brutalité usant de la catégorie d’antisémitisme, y compris de celles émises depuis la judéité24, comme s’agissant de Yaïr Golan. Il est vrai que la figure du Juif antisémite est ancienne, appliqué par exemple à Marx25, mais aussi réactualisée périodiquement ainsi de l’interdiction en 2023 d’une intervention de Butler, philosophe juive, par la Ville de Paris au motif qu’elle aurait participé d’une initiative antisémite, comme aussi de l’interdiction de l’association Jewish Voice for Peace sur des campus américains…

Les êtres qui manifestent contre l’occupation israélienne de Gaza sont-ils antisémites ? C’est en tout cas la disposition dans laquelle la plupart des flux d’informations en continu et la communication israélienne les installent, minorant la présence d’organisations ou de personnes juives antisionistes ou opposées à la politique israélienne dans les manifestations, mettant sur le même plan viol d’une adolescente et manifestation contre l’occupation israélienne, de fait participant à la fabrique de l’antisémitisme à force de le confondre avec la critique de la brutalité d’État et de la colonisation, on pourrait ajouter tout comme le génocide en cours le fait. C’est aussi le sens du discours de Macron le 7 juillet 2022 dans l’amalgame qu’il opère entre antisionisme et antisémitisme ou encore de débats parlementaires en France.

Enzo Traverso vient rappeler le destin lié des deux mots : l’antisémitisme des nationalismes européens hostiles à un mouvement nationaliste juif, les usages de l’antisémitisme par les sionistes – ainsi l’accord Havara signé en 1933 par le régime nazi, la fédération sioniste allemande et une banque britannique 26–, les oppositions d’une grande partie du monde juif au sionisme. On pourrait rappeler là Arendt pour qui judaïsme et judéité ne conduisent pas nécessairement au sionisme, ou encore Buber, Magnes, Cohen voire ceux qui comme Rosenzwaig posant de principe la condition d’existence du judaïsme dans des fondements liés à l’attente et à l’errance. Bref dans l’histoire de la judéité l’aspiration à un territoire et un État juif n’est pas nécessairement partagée, des positions diasporique ou cosmopolite ont été avancées.

Pour Traverso l’époque est à la construction de l’antisémitisme comme une « arme de combat » (70) contre toute critique d’Israël, et de sa criminalisation. Les manifestations étudiantes propalestiniennes sur le campus américain où il enseigne mêlent des jeunes d’origine postcoloniale pour qui la lutte pour la Palestine est une nouvelle étape de la lutte anticoloniale, d’autres qui l’associent à un combat global contre le racisme et les inégalités, d’autres encore qui réactualisent une tradition universaliste et internationaliste juive qui a perduré et s’est construite à l’écart ou contre le sionisme. Avec des méthodes comparables à celles utilisées contre les étudiants qui s’opposaient à la guerre du Vietnam, déduire le soupçon d’agression contre la judéité de la critique de l’État d’Israël conduit à disqualifier ces trois mouvements. Cette construction emprunte parfois, encore, au répertoire de l’action antisémite. Ainsi, à Columbia de l’exposition de photos d’étudiants diffusées avec leurs noms et le qualitatif d’antisémite, « triste parodie » (75) de l’exhibition de Juifs dans les rues de l’Allemagne nazie avec le panneau Jude. Ou encore des tentatives de prise de photos par une étudiante sioniste d’organisateurs d’une manifestation propalestinienne à l’IEP de Paris pour les dénoncer sur les réseaux sociaux, organisateurs accusés d’antisémitisme au motif de l’expulsion préventive de cette dernière27.

3- De formes de présence du passé

A chercher dans le livre d’Enzo Traverso c’est une troisième opération qui est à l’œuvre : l’attribution de formes d’historicité à certains évènements. 

Il y a bien sûr l’opposition des réalités et la prédominance d’un récit. Pour les uns 1948 est l’année de la dépossession et de l’expulsion, inauguratrice de décennies d’occupation et de privation de droits. Pour les autres l’acquisition de l’indépendance, une reprise territoriale au principe d’un texte biblique – que ne dirait-on pas d’un tel argument s’agissant de brandir un verset du Coran. Mais ce n’est pas tant cela qui importe – une simple tactique même si elle n’est pas sans effets – qu’une stratégie de captation d’héritage et de singularisation à l’extrême d’un évènement. Une stratégie de la présence qui entend faire d’événements passés des opérateurs d’ontologie.

Parmi les effets recherchés celui de « l’innocence ontologique » (110) qui place l’action de l’État d’Israël sous l’auspice d’un peuple de victimes. Emmanuel Terray dans Face aux abus de mémoire distingue justement victimes directes et victimes indirectes, demandant aux secondes « de ne pas s’abriter derrière les morts pour présenter leur propre cas »28. Dans un entretien cité par Traverso, Primo Lévi déclare :

« Je sais très bien qu’Israël a été fondé par des gens comme moi, mais moins chanceux que moi. Des hommes qui avaient, tatoué sur le bras, un numéro d’Auschwitz, qui n’avaient ni foyer, ni patrie, qui avaient survécu aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, et qui ont trouvé là-bas un foyer et une patrie. Je sais tout cela. Mais je sais aussi que c’est le sujet préféré de Begin. Et je ne reconnais aucune validité à cet argument » (109-110).

Pour Primo Lévi pas de statut d’innocence ontologique pour Israël. Traverso remarque qu’on n’a jamais tant reparlé de la Shoah depuis qu’Israël a lancé son offensive contre Gaza.

Cette captation d’héritage va de pair avec la défense de l’unicité de l’expérience historique qu’est le génocide des Juifs d’Europe par le régime nazi, singularité – on le sait discutée – qu’Enzo Traverso vient contester. Si du point de vue de ceux qui le vivent un génocide est toujours unique, « tout évènement historique est singulier et […] cette singularité est relative » (58). La position selon laquelle la singularité de l’Holocauste serait absolue a pour l’auteur trois conséquences problématiques :

  • une stérilité épistémologique puisque les évènements historiques peuvent être comparés et que Auschwitz s’inscrit dans un ensemble plus vaste de violences ;
  • une irresponsabilité politique, les crimes pouvant être répétés et devant être compris ;
  • un problème moral que pose la hiérarchisation des victimes29.

Il reste une autre forme de présence du génocide des Juifs d’Europe, découlant et accompagnant la précédente : une religion civile de la démocratie et des droits de l’homme, parfois érigée en raison d’État comme en Allemagne, appuyée sur une théologie de la Shoah « sommet d’un long chemin de souffrance » et sa sacralisation, et qui a vu le développement d’une théodicée laïque qui fait d’Israël « une entité tout aussi sacrée »30. Ladite religion civile est de plus en plus assignée à la défense d’Israël et à la poursuite des défenseurs de la cause palestinienne, produisant brouillages moraux, épistémologiques et politiques.

4. Conclure/ouvrir

« L’humanité en cage, la Palestine en général, et Gaza en particulier, en sont devenus les emblèmes par excellence. Ils sont les grands laboratoires d’un régime de brutalisation en voie d’achèvement technologique et qui cherche à se planétariser. Il s’agit en effet de généraliser et d’étendre, à l’échelle du Globe, les méthodes peaufinées dans le cadre de la gestion des “territoires occupés’’ et d’autres guerres de prédation »

écrivait Achille Mbembe déjà cité en 202031, avant l’éradication en cours des êtres palestiniens de Gaza comme de Cisjordanie. Dans ces laboratoires comme dans leurs opérations d’extension il n’y a pas que des machines à éroder et faire disparaître des vies biologiques, à distribuer le droit à vivre et celui à mourir, il y a aussi des dispositifs à produire du langage tout comme le nazisme l’a fait, ce qui a été lucidement analysé par Klemperer32. Parmi leurs opérations il y a les distorsions de sens des catégories et les captations d’historicité, autant d’espaces de lutte dans la production des énoncés et leur installation dans le monde. Avec la Palestine nécessairement, mais aussi au-delà, nous devons y prendre place.

Noël Barbe

Notes

1 Bassam, réfugié palestinien, cité par Amira Hass, Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996, La fabrique éditions, 2001 (1996), p. 312.

2 Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination du livre.

3 Soit à l’articulation entre une position dans le monde, une opération de dévoilement d’une réalité et d’un engagement.

4 « Mais je crois que l’activité philosophique conçut un nouveau pôle, et que ce pôle se caractérise par la question, permanente et perpétuellement renouvelée : “Que sommes-nous aujourd’hui ?”  », Michel Foucault, « La technologie politique des individus » [1988], Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 2001, p. 1633.

5 Achille Mbembe, Brutalisme, La Découverte, 2020, p. 47.

6 Judith Butler, Le pouvoir des motsPolitique du peformatif, Éditions Amsterdam, 2004, p. 123.

7 Traverso rappelle à juste escient que Nolte à l’époque a été défendu par le Frankfuter Allgeimeine Zeitung qui aujourd’hui soutient de façon indéfectible Israël.

8 Arendt met en garde contre cette idée d’un éternel antisémite sans histoire.

9 « Si Israël tombe, nous tombons », prévient Manuel Valls un an après le 7 octobre, https://fr.timesofisrael.com/si-israel-tombe-nous-tombons-previent-manuel-valls-un-an-apres-le-7-octobre/.

10 Judith Butler, Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme, Fayard, 2013 [2012], p. 186.

11 Didier Fassin, « Le spectre d’un génocide à Gaza », AOC, 1er novembre 2023, https://aoc.media/opinion/2023/10/31/le-spectre-dun-genocide-a-gaza/.

12 Edward W. Saïd, Israël, Palestine. L’égalité ou rien, La fabrique éditions, 1999.

13 Sur ce dernier point Enzo Traverso renvoie au roman de l’écrivaine palestinienne Adania Shibli, Un détail mineur, Actes Sud, 2016. Elle y raconte le viol et le meurtre par des soldats palestiniens d’une jeune Palestinienne en 1948 lors de la Nakba. En octobre 2023 la remise d’un prix – LiBeraturpreis – a été annulé à la foire du livre de Francfort, de même que la participation de son autrice à un débat. La question de la présence des Palestiniens dans l’espace public occidental n’est pas nouvelle. Ainsi des polémiques autour de l’exposition au Jeu de Paume de la photographe palestinienne, Ahlam Shibli sur le culte des morts de la seconde Intifada, Martyrs, avec le CRIF en première ligne comme d’habitude l’accusant de faire l’apologie du terrorisme. Voir la tribune de Marie-José Mondzain dans Le Monde du 21 juin 2013.

14 Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, Paris, La fabrique éditions, 2010, p.192.

15 Sur cette question on se reportera à Alain Brossat, Le corps de l’ennemi. Hyperviolence et démocratie, Paris, La fabrique éditions, 1998.

16 Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.

17 Pour reprendre le terme d’A. Brossat dans Des peuples et des films. Cinématographie(s), philosophie, politique, Rouge profond, 2020.

18 Cité par G. Chamayou, op. cit., p. 9.

19 Un tel départage est également présent dans le travail discursif de la droite et de l’extrême-droite politiques françaises. Tout comme ses memebres proclament leur soutien à Israël.

20 Traverso se réfère là à Edward W. Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005 (1978).

21 A propos des changements opportunistes de position sur la Palestine qu’il a opéré on se reportera à l’article de Médiapart « Palestine : le revirement de Manuel Walls » dont les auteurs sont Stéphane Alliès et Lénaïg Bredoux,https://www.mediapart.fr/journal/international/310714/palestine-le-revirement-de-manuel-valls.

22 On se reportera en particulier à Dialectique négative de Theodor W. Adorno paru en 1966 et traduit en 1978. Heidegger dans une entreprise révisionniste de ses textes défendra la même thèse.

23 Perry Anderson rappelle que le droit international est celui du plus fort à imposer et défendre ses intérêts, « Le droit international du plus fort », Le Monde diplomatique, février 2024.

24 Sur cette dernière question on se reportera à Judith Butler, Vers la cohabitation, op. cit., où l’auteur opère une critique de l’État d’Israël, de sa violence, de son nationalisme et de son colonialisme en mobilisant la pensée juive (Arendt, Benjamin, Levinas, Lévi…)

25 Voir à ce propos Jacques Aron, Karl Marx antisémite et criminel ? Autopsie d’un procès anachronique, Bruxelles-Paris, Didier Devillez,2005. Ainsi que la présentation que Daniel Bensaïd fait de Karl Marx, Sur la question juive, La fabrique, 2006.

26 Il s’agissait de favoriser l’émigration des Juifs en Palestine et d’en fixer les conditions. https://orientxxi.info/magazine/un-accord-douteux-entre-le-mouvement-sioniste-et-l-allemagne-nazie,2916.

27 On se reportera à Judith Butler, Ariella Aïsha Azoulay, Sébastien Bugden et al.Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, La fabrique éditions, 2024.

28 Emmanuel Terray, Face aux abus de mémoire, Actes Sud, 2006, p. 36.

29 Sur la discussion de la singularité d’Auschwitz, on se reportera du même auteur à « La singularité d’Auschwitz. Hypothèses, problèmes et dérives de la recherche historique » dans C. Coquio (dir.), Parler des camps, penser les génocides, Albin Michel, 1999, p. 128-140. 

30 E. Traverso, La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, Paris, La Découverte, 2016 [2013], p. 159.

31 A. Mbembe, op. cit.

32 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Alin Michel, 1996 [1975]. On se reportera avec intérêt à la postface d’Alain Brossat.

           
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