Réforme de la fonction publique : le mensonge politique de Guerini

Se prétendre le continuateur de ceux dont on démolit l’œuvre  : la nouvelle stratégie de la rhétorique macronienne

par Paul DEVIN*

Dans sa carte de vœux de janvier 2024, Stanislas Guerini cite Maurice Thorez : « Reconnaître et promouvoir les agents d’une valeur éprouvée, ayant le goût de l’initiative et le sens de la responsabilité ».
Dans cette référence au ministre communiste à qui on doit le statut de la fonction publique de 1946, Guerini semble chercher une caution pour engager sa « révolution » de la Fonction publique en nous faisant croire à l’universalité politique de son projet.
Laisser entendre qu’on s’inspire de Thorez pour développer les principes néolibéraux de la rémunération au mérite est un mensonge éhonté … Les perspectives du statut voulu par Thorez étaient guidées par l’égalité de traitement des fonctionnaires et par une volonté de modernisation de la fonction ancrée dans l’intérêt général et non dans la mise en concurrence des personnels. En usant d’agilité rhétorique, Guerini s’imagine peut-être que citer un communiste suffirait à convaincre de la nature sociale de son projet…. mais nous ne sommes pas dupes à ce point !

Quelques écarts majeurs entre Thorez et Guerini ….

La reconnaissance de la valeur
L’article 38 du statut de 1946 demandait l’attribution à chaque fonctionnaire d’une « note chiffrée » suivie d’une « appréciation générale exprimant sa valeur professionnelle ». La loi prévoyait que cette note puisse moduler un avancement d’échelon fondé sur l’ancienneté et qu’elle soit déterminante dans l’avancement de grade.
L’ambition de Thorez est celle d’une meilleure qualité du service public et c’est la raison qui le pousse à argumenter que l’appréciation intervienne pour l’avancement de grade. Mais, dans le statut de 1946, il a aussi voulu que cette volonté de rationalisation s’équilibre avec une volonté de démocratisation égalitaire de la fonction publique. C’est pourquoi le statut de 1946 fonde une logique de carrière qui vient garantir l’égalité d’accès, de traitement et d’avancement. Elle permet aussi l’indépendance professionnelle face au pouvoir politique.
C’est sur ces principes d’un équilibre entre rationalisation et démocratisation que l’administration a géré les agents publics depuis 1946.  Sans doute parfois avec imperfection, mais à l’abri de l’arbitraire administratif et politique. Si Guerini estime devoir réformer ces principes en développant la part du mérite, dans la rémunération comme dans la progression de carrière, c’est qu’il est prêt à abandonner la part des enjeux centrée sur la démocratisation et l’égalité. Il en ressortira une fonction publique fragilisée, à la merci des dominations économiques et des volontés politiques. Thorez, lui, faisait la distinction pour les fonctionnaires entre les serviteurs de la nation et les domestiques des gouvernements.

Climat de confiance ?
Maurice Thorez s’était attaché « à faire naître un climat nouveau entre les pouvoirs publics et le personnel des administrations, un climat de confiance réciproque et de collaboration féconde avec les organisations syndicales des fonctionnaires[1] ». Sans doute Stanislas Guérini nous expliquera-t-il qu’il est habité des mêmes intentions mais sa réforme aura quelques difficultés à se dérouler dans un climat de confiance comparable à celui 1946 où Thorez avait obtenu un vote unanime de l’Assemblée nationale et l’accord de tous les syndicats. Or cet accord n’était pas gagné d’avance, les syndicats ayant jusque-là été défavorables à l’existence d’un statut qu’ils percevaient comme un instrument d’assujettissement. Mais les garanties statutaires proposées en 1946 ont su convaincre les syndicats d’une garantie de leurs droits, d’un traitement administratif égalitaire et d’un réel esprit de négociation qui a conduit à de mutuelles concessions capables de dépasser les désaccords entre syndicats et entre ministères.
C’est loin d’être le cas de la politique actuelle qui fait au contraire l’unanimité des organisations syndicales contre elle et reste bien incapable d’instaurer un dialogue syndical de confiance réciproque.

Association aux décisions
Rappelons aussi que la volonté de Maurice Thorez avait été de permettre que les agents soient associés aux décisions concernant leurs promotions, leurs affectations et leurs sanctions par leur participation aux commissions administratives. Il avait voulu aussi qu’ils soient associés aux décisions concernant l’organisation des services et les méthodes de travail par leur participation aux conseils techniques. Le statut de 1945 avait l’ambition de créer une administration démocratique reconnaissant l’aspiration des agents à l’exercice de leur responsabilité et limitant le pouvoir autocratique de la hiérarchie.
C’est tout le contraire qui a été engagé par la politique macronienne qui, par la loi de transformation de la fonction publique d’août 2019, a réduit la place des organisations syndicales au point d’empêcher la participation effective des représentants des personnels à la gestion de leurs carrières et de vider de son sens le travail paritaire.  

Crise de recrutement
Face à la « désaffection de nos jeunes gens pour des emplois qui ne leur assurent plus une vie décente et la considération qui doit s’attacher aux bons serviteurs de l’État », la réponse de Thorez est une forte revalorisation des revenus qui se traduira notamment dans la loi par une indexation sur le « minimum vital » destinée à garantir un pouvoir d’achat constant. Et tout cela dans le contexte économique difficile des lendemains de guerre. Thorez avait compris que la question salariale était essentielle pour reconstruire un service public de qualité. Certes le minimum vital ne sera jamais mis en œuvre mais les communistes ayant été écartés du gouvernement, Thorez n’en était plus responsable.
Par contre, toujours au pouvoir, Guerini est responsable de vouloir faire croire que le problème du recrutement sera réglé par une rémunération au mérite sans procéder aux augmentations que devrait imposer la perte de pouvoir d’achat des fonctionnaires. En faisant miroiter cette promesse, il contribue à rendre, année après année, plus irréparables encore les conséquences de la crise de recrutement.

La professionnalisation
Parmi les convictions de Thorez, il y a celle de l’amélioration du service public par la professionnalisation que le statut de 1945 construit par la normalisation de la carrière. Elle permet de garantir la compétence du fonctionnaire par le recrutement par concours et par la spécialisation professionnelle, le métier. Grâce à cela le statut de 1946 a créé une permanence professionnelle qui a mis fin à une fonction publique hétéroclite où se mêlaient agents privés et publics, recrutements professionnels et emplois de favoritisme, incompétences notoires et emplois éphémères. La professionnalisation permise par la carrière a été la condition de la permanence et de la continuité de l’action publique de l’État.
Le discours actuel incite aux mobilités, notamment pour les cadres pour qui l’alternance public-privé constitue un nouvel idéal de carrière dont on voit bien comment il contribuera à « privatiser » la culture professionnelle publique[2], privilégiant les intérêts personnels du pantouflage plutôt que l’intérêt général.
A cette forte conviction de Thorez, s’oppose la prise de risque des réformes néolibérales qui produisant de la précarité, de l’instabilité de carrière, du flou dans les missions professionnelles menacent la continuité du service public.

 Et s’il fallait terminer par la divergence la plus fondamentale, rappelons qu’une des motivations de Thorez était de mettre le service public à l’abri de ce que le vocabulaire communiste de l’époque désignait par la « menace des trusts » c’est-à-dire la volonté déterminée de soustraire la fonction publique de la domination capitaliste… le parfait opposé de la politique macronienne qui livre la fonction publique aux lois du marché.
Aucun doute possible, Guerini nous ment quand il prétend partager les raisons qui ont conduit Thorez à vouloir le statut général de 1946. Mais ce sera bientôt une habitude chez Guerini, qui avait déjà évoqué Ambroise Croizat pour défendre la réforme des retraites[3]. Se prétendre le continuateur de ceux dont on démolit l’œuvre !

[1] Maurice Thorez explique le statut général des fonctionnaires , La France nouvelle, 12 octobre 1946
[2] Julie GERVAIS, Claire LEMERCIER et Willy PELLETIER, La valeur du service public, 2021
[3] Public Sénat, 19/02/2020

* Ancien inspecteur de l’Education nationale et secrétaire général du SNPI-FSU, Paul Devin est actuellement président de l’Institut de Recherches de la FSU

Cet article est paru le 7 janvier 2024 sur le blog Mediapart de Paul Devin