Nos collègues exerçants des fonctions administratives sont confrontés régulièrement et de longue date à ces cabinets de conseils pointés du doigt par le récent rapport sénatorial comme relevant d’un « phénomène tentaculaire ».
Parallèlement, l’enquête menée tout au long du livre Les infiltrés – Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État, décrit une dépendance décisionnelle de la puissance publique envers les cabinets de conseils. On y apprend, entre autres, que le ministère de la Santé a confié au cabinet Mc Kinsey l’élaboration de son plan vaccinal dans le cadre de la pandémie du COVID. Il est choquant de constater qu’une administration en vienne à déléguer au privé une mission aussi essentielle que celle-ci. Convenons qu’il est tout aussi choquant que, depuis des années, des pans entiers de nos missions soient définis ou orientés à l’aide de ces officines de la pensée néolibérale, ici, au ministère de la Culture.
Ces cabinets de conseil, on les voit souvent. Qui ne se souvient du cabinet Mazars, rendant son étude relative au fonctionnement des ressources humaines ? Ou encore de Bearing Point appelé à la rescousse pour soutenir la gestion des ressources humaines et reconfigurer les DRAC parce que, dit le secrétariat général : « en interne on ne sait pas faire ». Dans tous les cas, peu d’idées (en dehors de celles qui ont été re-pompées à partir du travail des services), beaucoup de papier, des textes écrits en gros caractères et des conclusions à faire rire un croque-mort mais avec de jolis graphiques en couleur. Par ailleurs, combien de consultants ont-ils été employés, au SRH ou ailleurs, pour effectuer des tâches administratives à la place de nous autres, agents du ministère de la Culture ? Pour quelle plus-value ? Pour quel coût ?
Concernant les coûts, la mission sénatoriale a réussi ce que personne d’autre n’avait été capable de faire : arracher quelques chiffres à la grande muette qu’est en ce domaine la direction de notre ministère : près de quinze millions d’euros entre 2018 et 2021 pour des prestations difficilement identifiables, dont un peu plus de cinq millions passés via l’UGAP, donc encore moins identifiables. Et attention : il ne s’agit que du ministère lui-même, car dans le petit monde encore plus opaque des établissements publics, ça s’affaire à qui mieux mieux, apparemment sans le moindre contrôle. Et connaissant leur goût pour l’autonomie et la cachoterie, on entre là dans une autre dimension… Par exemple : Mc Kinsey n’apparaît nulle part dans le tableau des prestations Culture relevées par le Sénat, en revanche il est très présent au CNC ces temps-ci. Question : le ministère est au courant ? Il en pense quelque chose ? Il a les moyens de savoir ce que font les EP en matière d’appel aux cabinets de conseils ? Ou bien il s’en fout complètement au nom de la soi-disant « autonomie des EP » ?
Concernant d’autre part la plus-value, le ministère de la Culture apparaît comme le champion tous azimuts de l’opacité, dixit le rapport sénatorial qui annonce tranquillement en page 32 : « En prenant l’exemple de l’exercice 2019, les éléments transmis en réponse aux questionnaires de la rapporteure montrent que, dans plus de 80 % des cas, les ministères n’étaient pas en mesure d’indiquer les actions effectuées concrètement par les cabinets de conseil. À cet égard, les données du ministère de la culture ou les ministères économiques et financiers sont particulièrement lacunaires et ne permettent pas ou quasiment pas de connaître la nature des actions réalisées par les cabinets de conseil. »
Autre moment délicieux du rapport, que l’on vous recommande chaudement : le rôle qu’a joué Ersnt et Young advisory dans la création de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle, rôle qui va très nettement au-delà du simple appui technique (c’est autour de la page 170). Le rapport cite carrément un e-mail d’EY au préfigurateur : « les syndicats demandent un [rendez-vous] au ministre. C’est une très bonne chose. Ce serait utile que tu y assistes avec la DGMIC. Toutefois, cela se prépare en amont et on pourrait utiliser cette échéance ministre pour accélérer les travaux sur ce chantier en sollicitant de la documentation côté DGMIC avant l’atelier prévu jeudi ». On ne nous avait pas dit, à l’époque, que c’était un cabinet privé qui était à la manœuvre pour élaborer ce qui devait être la nouvelle grande direction transversale, fleuron du « PTM » de Riester (et réduite depuis à la dimension d’une délégation par « l’OAC »).
En bref, nous savons que nos collègues administratifs s’épuisent à combattre cette présence permanente des cabinets de conseil. Arrivée sous Sarkozy avec la RGPP, promue en modèle managérial sous Macron, elle constitue le triptyque mortifère du service public :
– Réduction des effectifs (impliquant un travail sans cesse dans l’urgence et sans prospective)
– Perte de sens des missions
– Multiplication des « bullshit jobs »
Il en va non seulement de notre avenir et de la pérennité de nos emplois mais du sens même du service public.
L’administration doit changer de cap. L’appel aux cabinets de conseil doit être l’exception, relever d’un besoin réel et ne pas être une habitude réflexe immuable, une facilité pavlovienne de nos élites managériales. Celles-ci doivent penser par elles-mêmes, avoir une ligne politique (qu’on la partage ou non) et assumer leurs décisions, en bref : justifier leurs salaires !
Le SNAC-FSU affirme que les personnels du ministère ont la compétence pour définir et évaluer le champ de leurs missions. Le SNAC-FSU exige le maintien des postes et des emplois afin de préserver les savoirs et la mémoire de nos compétences. Le SNAC-FSU affirme que l’administration et les personnels doivent se réapproprier la définition des politiques publiques.
Nous, représentants SNAC-FSU des personnels administratifs, nous souhaitons engager un vaste travail de réflexion et d’actions pour faire reculer l’usage des cabinets de conseils, préserver nos compétences et redonner un sens à notre travail.
Quelques suggestions pour aller plus loin :
A regarder
A l’air libre, cabinets de conseil : l’influence au coeur de l’État
A lire :
Michel Aguirrre Caroline, Aron Matthieu : Les infiltrés – Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État, 2022, Allary Editions, 139p.
Graeber David : Bullshit jobs, 2018, Les liens qui libèrent, 416 p.
Gervais Julie, Lemercier Claire, Pelletier Willy : La valeur du service public, 2021, La Découverte, 480 p.
Et sur internet, le billet de Frédéric Lordon sur son blog du Monde diplomatique : « La firme des animaux – Leur société et la nôtre »
extrait : « « ÉVIDEMMENT ILS SE SONT GOINFRÉS COMME DES PORCS ! […] la porcherie McKinsey n’est en fait qu’une réalisation particulière de la porcherie générale qui a pour nom présentable « capitalisme néolibéral ». Le capitalisme néolibéral est cette forme d’organisation de la société qui a pour effet de la mettre entièrement à disposition de la jouissance d’une poignée de porcs — rassemblés sous le nom présentable de « le capital ». Ici cependant, les choses deviennent un peu plus compliquées, notamment sous le rapport de ce qui se joue entre l’État et le capital. La vision usuelle du simple libéralisme plaçait les deux dans un rapport d’antagonisme : l’État fait prévaloir ses logiques propres qui ne sont pas nécessairement celles du capital, parfois lui sont contradictoires — l’État institutionnalise, réglemente, légifère même, bref contrarie. Le capital rêve sa disparition. Le néolibéralisme est une proposition autrement subtile dans laquelle le capital ne parvient pas à ses fins contre l’État mais par ses voies mêmes. La société est mise à disposition par l’État qui s’est mis à disposition. Et dans la porcherie, ça jouit très fort. […] »