Marc Joly – La pensée perverse au pouvoir

« Rester au centre du jeu quel qu’en soit le prix à payer »

La formule résumerait au plus près la personnalité et l’action de Macron analysées par Marc Joly. Sociologue, spécialiste des relations de pouvoir, Marc Joly est l’auteur d’une thèse sur Norbert Elias. Il est d’autre part spécialiste de la violence morale, notion qu’il a travaillée notamment dans le contexte des relations d’emprise matrimoniales.

Ce double point de vue, allié à une connaissance fine de la scène politique récente, le conduit à une analyse de la séquence politique macronienne allant du coup politique de 2017 au coup de poker de la dissolution de juin 2024. Au cœur du dispositif d’analyse : le concept de perversion narcissique théorisé par le psychanalyste Paul-Claude Racamier et présenté en 1992 dans son maître ouvrage : Le Génie des origines.

Marc Joly renvoie constamment à l’ouvrage de Racamier, dont la lecture est fortement recommandée pour saisir en profondeur ce qui se joue, actuellement plus que jamais, au centre du pouvoir.

   

    

Chapitre après chapitre, Marc Joly présente, dans La Pensée perverse au pouvoir, une succession de tableaux visant à cerner ce qui, selon l’expression de Racamier :

« transmet alentour la peine au cœur et la confusion dans la tête »

Premier chapitre et premier tableau : la bataille des retraites de 2022, et premier protagoniste (première victime) Laurent Berger, alors leader de la CFDT qui va tenter, plusieurs mois durant, d’établir un contact avec Macron. La recherche de dialogue est légitime dans le contexte d’une mobilisation sociale de large ampleur. Pour autant, elle se révèle non seulement impossible mais surtout épuisante et coûteuse pour la santé mentale des protagonistes.

C’est cela qui interpelle Marc Joly, fort de son expérience antérieure : la proximité du lexique employé par Berger et d’autres responsables syndicaux et politiques avec celui des femmes victimes de violences conjugales (« déni », « orgueil », « sidération », « manipulation », etc.). Lexique identique qui traduit un ressenti identique, celui de victimes d’un agresseur impitoyable qui se sert de sa position de pouvoir (en l’occurrence le pouvoir présidentiel de la Ve république) pour rabaisser et humilier ou, selon la perspective de Racamier, expulser un travail psychique infaisable vers l’entourage, à charge pour ce dernier de se débrouiller avec des blessures qui ne le concernent nullement.

Telle est la personnalité perverse : d’un côté, un sentiment de toute-puissance d’un sujet qui ne reconnaît ni dette ni devoir et ne se sent aucune limite, vivant dans le mirage d’un auto-engendrement (il s’est fait tout seul !), de l’autre, un entourage cabossé par des agressions insidieuses, entre violence et séduction, et qui, de trahisons en coups de griffes, de doutes en sidération, ressent cette relation toxique comme un outrage, une souillure abîmant l’estime de soi, parfois pour très longtemps.

    

Les autres n’étant que des moyens, peu importe leur subjectivité, sauf pour construire un discours de comm’ destiné à les convaincre.

Le « en même temps » et la condamnation de « l’Ancien monde » n’étaient que les déguisements d’une politique qui, dès le départ, n’était qu’une variante assez peu imaginative de la droite néolibérale autoritaire.

Au gré d’autres tableaux, Marc Joly convoque des figures de premier plan :

François Hollande, qui n’a rien vu venir, et qui s’est aveuglé jusqu’à très tard, refusant de reconnaître l’énormité de la trahison de ce gentil garçon qu’il avait mis en selle.

Au même moment (2017) François Bayrou, en vieux routier de la politique, a parfaitement identifié l’oligarchie qui soutient Macron et il ne se fait aucune illusion sur le personnage, confiant à Patrick Weill : « Je sais que c’est un pervers narcissique ». Ce qui ne l’empêche pas d’être « retourné » par ce dernier quelques jours plus tard et de le rallier, lui ouvrant la voie vers l’Elysée.

Autre figure incontournable : Bernard Arnault, un des représentants des très grands intérêts financiers qui ont inventé Macron et qui, quelques années auparavant, a suivi la même trajectoire : de gendre idéal à traître assumé.

   

Un livre qui tombe à point

Voici donc un livre qui tombe à point pour nous éclairer sur bien des aspects de la séquence politique actuelle, que ce soit pour en comprendre certaines facettes particulières (le masculinisme de Macron, de l’affaire Benalla à l’affaire Depardieu) ou, plus utile, pour en saisir la dynamique : en l’occurrence qu’il est totalement vain d’attendre la démission d’un sujet absolument pas équipé pour penser un « après » de son pouvoir personnel.

Reste que le point nodal n’est pas Macron ou telle personnalité psychotique, mais la concordance de certaines structures de pouvoir avec ce type de profil. Et l’on peut regretter que l’auteur n’ait pas d’avantage poussé l’analyse dans ce sens, même si l’ensemble de l’ouvrage invite à explorer ce terrain-là.

A la lecture de Racamier, on se rend bien compte que la personnalité perverse n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’elle est en position de pouvoir, c’est-à-dire du bon côté d’une structure hiérarchique contraignante.

Telle est, poussée à son paroxysme, la fonction présidentielle sous la Ve République. Le président étant, constitutionnellement, un « organe irresponsable », son occupant a beau jeu de dire « qu’ils viennent me chercher » alors qu’il se sait inatteignable. Le livre de Marc Joly, en montrant comment la pensée perverse peut, au-delà de l’entourage immédiat, martyriser tout un peuple, ajoute une voix supplémentaire au mouvement qui entend en finir avec ce régime pseudo-monarchique en déliquescence.

Mais il a aussi d’autres vertus, notamment de donner des éléments de réflexion à quiconque se trouve au plus près de ce genre de situation. Il n’y a pas qu’au niveau de la politique nationale que l’on rencontre des pervers narcissiques solidement installés dans des structures hiérarchiques qui les arrangent, il n’y a qu’à se promener dans certains établissements publics pour s’en convaincre.

     

La fin des « garde-fous »

Nous nous trouvons dans une période où, quelle que soit l’échelle considérée, les garde-fous ne jouent plus, ou très peu. Au niveau national, nous sommes rendus à la situation que prophétisait François Mitterrand dans Le Coup d’Etat permanent (avant que lui-même se retourne pour profiter du système) :

« D’abord, il s’emparera corps et biens du pouvoir exécutif et réduira le gouvernement à la fonction d’un agent subalterne. Ensuite, il isolera le Parlement dans un ghetto d’interdits, il lui ôtera les trois quarts de sa compétence législative (…) Enfin, il se débarrassera des derniers contrôles importuns qui risquent de gêner sa marche vers l’absolutisme : Conseil constitutionnel qu’une poignée d’avoine fera rentrer à l’écurie ; Conseil d’État qu’on musèlera ; magistrature qu’on évincera. Alors ne restera debout, face au peuple abusé, qu’un monarque entouré de ses corps domestiques : nous en sommes là. »

Au niveau local, dans nos établissements et nos services, les instances dites de dialogue social ont été pareillement démonétisées, vidées de leur substance par la loi de transformation de la Fonction publique de 2019. Les alertes, renouvelées, concernant les agissements de chefs imbus de leur autorité, prompts à martyriser les personnels et à multiplier les tracasseries et les procédures disciplinaires, tombent invariablement dans le néant.

Et le plus préoccupant est sans doute que ces structures autoritaires (étatique ou administratives, l’échelle est différente mais le principe est le même) sont non seulement accueillantes aux personnalités perverses mais incitent « mécaniquement » les sujets a priori exempts de ces travers à adopter des conduites toxiques pour leurs subalternes. Tout cela faute de contrôle.

Il est temps de sortir du régime présidentiel comme il est temps de renouer avec la doctrine du fonctionnaire-citoyen, c’est un même mouvement.

     

  • Joly, Marc : La pensée perverse au pouvoir, 2024, Anamosa, 228 p.
  • Racamier, Paul Claude : Le génie des origines. Psychanalyse et psychose, 1992, Payot, 422 p.

La citation du Coup d’Etat permanent est tirée d’un article de Laurent Mauduit sur Médiapart : « Le présidentialisme, de crise en crise, jusqu’au chaos »

A voir, sur Blast, l’entretien avec Marc Joly : E. Macron, un grand pervers à l’Elysée

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