G. Noiriel a publié cet article au lendemain du vote de la loi Asile et immigration du 19 décembre 2023. Il analyse la permanence de la xénophobie depuis la fin du XIXe siècle, en soulignant les particularités de la xénophobie actuelle et de son arsenal législatif, et ouvre des pistes pour les combattre.
Son texte, appuyé sur des références historiques précises, apporte un éclairage sur la situation politique actuelle. Même si on peut ne pas partager toute son analyse, la dernière partie peut ouvrir un débat constructif.
I-Le « problème » de l’immigration et la « préférence nationale » : deux facettes de la médaille républicaine.
G. Noiriel montre comment la xénophobie a été utilisée à des fins électorales dès l’installation de la IIIe république, tour à tour par la gauche et par la droite, s’appuyant sur le nationalisme, de gauche d’abord, de droite ensuite, et sur les aléas de l’économie.
Christophe Pradon, député de l’Ain, membre de la gauche radicale, expose ses idées qu’il défend également devant la Chambre, dans la Revue libérale (1883), jouant sur la thématique du « nous Français » : la sécurité nationale est menacée ; les immigrés ne veulent pas s’intégrer ; ils aggravent le chômage des Français.
Dans le même temps, la liberté de la presse multiplie le nombre des journaux. Les exemplaires vendus passent d’un million et demi à dix millions en trente ans. Pour gagner des ventes, les journalistes s’appuient sur le sensationnel, l’émotionnel, opposant eux aussi le Français à l’étranger.
Depuis le milieu des années 1880 jusqu’à 1914, une série de mesures et de textes réglementaires visant les travailleurs étrangers est adoptée.
– Décret du 2 octobre 1888, confirmé par la loi du 8 août 1893, sur « le séjour des étrangers en France et la protection du travail national », instaurant un extrait d’immatriculation, préfiguration de la carte de séjour.
– En 1899, les décrets préparés par Alexandre Millerand, ministre socialiste du Commerce et de l’Industrie, fixent des « quotas » de travailleurs étrangers pour les marchés des travaux publics de l’Etat.
En 1893, le programme de Maurice Barrès pour les élections législatives, appelé « Contre les étrangers », reprend les arguments de C. Pradon. A partir de là, devant la montée des nationalismes européens, la gauche radicale et socialiste va entrer en concurrence avec la droite conservatrice sur la « préférence nationale ». Seul le Parti ouvrier de Jules Guesde conserve la ligne marxiste de solidarité entre ouvriers français et étrangers, actant la rupture entre révolutionnaires et réformistes.

II. La fuite en avant des années 1930.
Au lendemain de la guerre de 1914-18, la reprise de l’économie entraîne un besoin de main-d’oeuvre étrangère. Le ministère de l’Intérieur accentue ses contrôles, avec la mise en place de la carte d’identité pour étranger et l’ouverture d’un fichier central (1917), puis par le contrôle des contrats de travail (1926).
Avec la crise de 1929, qui met un terme à la reprise, les travailleurs étrangers redeviennent un « problème ». Le parti radical au gouvernement cède aux pressions de l’extrême-droite et des députés conservateurs et fait adopter la loi relative à la protection de la main-d’oeuvre nationale (10 août 1932), sans vote contre, avec seulement l’abstention des députés communistes, établissant des « quotas » pour toutes les entreprises publiques et privées, mesure irréaliste compte-tenu du besoin de main-d’oeuvre de certaines entreprises. Les discours réactionnaires sur « l’envahissement de la France » et le « laxisme » du gouvernement conduisent à une surenchère : en 1933, interdiction aux étrangers d’être médecin, et stage de cinq ans pour les médecins naturalisés, prolongé à dix ans en 1935.
En juin 1935, Pierre Laval devient président du Conseil et obtient du Parlement le pouvoir de gouverner par décrets-lois. Au nom des « principes républicains », il s’attaque aux familles étrangères, prenant des mesures d’expulsions y compris pour les couples mixtes et les parents d’enfants français.
Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir et l’arrivée d’expatriés allemands, la propagande anti-étrangers s’exacerbe. Le Parti social français du colonel de La Rocque, auteur du slogan « Travail, Famille, Patrie », devient le premier parti de masse. Edouard Daladier, président du parti radical, nommé président du Conseil en avril 1938, intègre la doctrine de l’extrême-droite sur la « préférence nationale » dans une série de décrets-lois : aggravation des mesures contre les « clandestins » ; ouverture de centres de rétention pour les expulsés ; suppression des protections sanitaires ; aggravation des discriminations à l’égard des Français « de fraiche date », frappés entre autre d’un délai de cinq ans pour l’exercice du droit de vote, nécessaire pour « l’apprentissage de citoyen » ; facilités pour les procédures de retrait de nationalité…
G. Noiriel considère que la reconnaissance du « peuple souverain » entretient le réflexe de « préférence nationale », les citoyens estimant avoir plus de droits que les étrangers.
On peut ne pas partager entièrement cette analyse car elle ne s’applique que dans le cas de la république bourgeoise mise en place par la IIIe république. Dans le cadre de la république sociale et des idéaux républicains défendus par la Commune, le « peuple souverain » rassemble toutes les classes populaires quelques soient leurs origines qui défendent leurs droits contre le pouvoir des patrons et de la bourgeoisie.
III. Emmanuel Macron, le Daladier du XXIe siècle ?
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la reprise économique des Trente glorieuses, ont entraîné un abandon des mesures anti-immigrés et un répit sur la défense de la « préférence nationale » (Selon nous à nuancer si l’on considère les réactions contre les « nord-africains » et la répression policière liées à la guerre d’Algérie).
Pour G. Noiriel, c’est la récession économique qui ouvre la voie au programme politique de J.-M. Le Pen, repris par une droite, RPR et UDF, se réclamant toujours des « valeurs républicaines ». De 1980 à 2023, vingt-neuf lois sur l’immigration ont été votées, auxquelles il faut ajouter ordonnances, arrêtés, circulaires… La loi du 19 décembre 2023 reprend bien des points des décrets-lois de 1938 :
– restrictions à l’acquisition de la nationalité pour les enfants nés en France de parents étrangers ;
– chasse aux « clandestins »
– assignation à résidence des demandeurs d’asile
– entraves à la réunification des familles…
Tout concourt à faire de l’étranger, et des Français d’origine étrangère, des suspects a priori.
Le développement des médias audiovisuels et des réseaux sociaux dominants joue le même rôle que la presse écrite de la fin du XIXe s., jouant sur l’émotionnel et gonflant le sentiment d’insécurité d’une partie de la population.
Des oppositions à cette loi se font quand même entendre : partis de gauche, syndicats ouvriers, associations… Le Conseil constitutionnel a censuré trente-deux articles sur quatre-vingt six. Le milieu médical s’est mobilisé contre la suppression de droits sociaux. Des journaux ont ouvert leurs colonnes à des intellectuels exprimant leurs désaccords.
Cependant, la droite a aussitôt réagi pour reprendre les articles censurés dans un nouveau texte législatif. Et l’extrême-droite a mis en avant la nécessité de changer la constitution pour y intégrer la préférence nationale.
IV. Comment combattre efficacement ces dérives ?
– En finir avec les donneurs de leçons :
G. Noiriel considère que des progrès certains ont été accomplis dans la lutte contre les discriminations de race, de religion, d’orientation sexuelle, et ce au détriment de la lutte contre les inégalités socio-économiques.
On peut hésiter à partager son optimisme concernant la lutte contre les discriminations qui restent encore très ciblées, cf. entre autres les attaques permanentes et renouvelées contre le port du voile…
Il relève la contradiction entre le nombre d’associations et de citoyens mobilisés contre la loi de 2023 (principalement classes supérieures et moyennes), et le fait qu’une majorité de Français (en général des classes populaires) se disent favorables à cette loi.
Pour lutter contre cette dérive et la progression continue des partis nationalistes, plusieurs écueils sont à éviter : ne pas la dénoncer en rupture avec la « tradition républicaine », car il n’y a pas UNE tradition républicaine ; ne pas la présenter comme « raciste ou même raciste systémique » car cela conforte la confusion entre racisme et nationalité.
– Repérer les similitudes entre « eux » et « nous » :
Mobiliser le « nous Français » pour défendre nos idéaux progressistes.
Réaffirmer que l’immigration est une « chance pour la France » et que l’économie ne peut se passer de la main d’oeuvre étrangère.
Expliquer que la focalisation contre l’immigration permet d’occulter les vrais problèmes socio-économiques de pauvreté grandissante.
Renforcer la solidarité entre travailleurs français et étrangers.
Gérard Noiriel. Préférence nationale. Leçon d’histoire à l’usage des contemporains. Tracts Gallimard, n° 55, mars 2024.
