Drôle de tourniquet, étrange question : demain, tous crétins ?…
En cette période estivale cela sonne comme un devoir de vacances : après le premier exercice qu’est-ce qu’on doit faire ? Enchaîner tout de suite avec le second mais quel est-il ? Le manuel semble offrir des pages blanches à la suite… étrange embarras !
Quand on balise il faut baliser jusqu’au bout, sinon le « client » en pleine érosion cognitive est insatisfait.
Il existe au Louvre une œuvre, une seule œuvre que l’on doit voir, que chacun doit avoir vu s’il est venu. Icône des icônes, le reste ressemble au néant et le visiteur perdu réclame des chemins balisés. Il faut le guider comme un pèlerin sur un chemin de pénitence, l’obliger à circuler en sens unique, à prendre une vue dans un cercle balisé, à jouir rapidement avant d’être invité à circuler.
A l’été 2019, l’ordre rétablit dans l’urgence, « par manque d’anticipation », s’appuie sur une doctrine des fluides plus ou moins empirique du « ça rentre ça sort », savoir-faire pragmatique des boites de sécurité privée directement importé en salles muséographiques. C’est une première ! Avec son image rassurante, le vigile des centres commerciaux, parcs thématiques et aérogares du siècle, son brassard sécurité, son oreillette, sa stature, sa gestion à bras le corps.
« Si nous balisons la visite, c’est parce que le visiteur le réclame » et le Louvre cède à la demande sans plus de résistance, le visiteur est une masse, un fleuve détourné, jusqu’à la question presque incongrue d’une bipédie qui ne supporte plus son propre abandon au sortir de la salle mausolée provisoire : et maintenant… qu’est-ce que je dois voir ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que le Louvre ne rend pas la vue à l’aveugle à qui il fait pourtant les poches !
Le Louvre, sa direction générale qui apprend à détourner les fleuves, répondra sans doute bientôt à cette question, dès le départ des réserves à Lens-Liévin en septembre 2019, par la création d’un nouveau parcours des chefs d’œuvre, afin qu’on ne puisse plus jamais se perdre ou déambuler de façon désordonnée dans le musée au service d’un savoir qui se veut d’abord ordre des choses, hiérarchie de ce qui doit être vu, en fonction des flux.
Le Louvre abandonne le Louvre. Il cède au déficit d’attention, à l’hyperactivité, au crétinisme universel, au tourisme de masse, fléau écologique, tsunami anti culturel, manne économique. Car le pauvre Louvre est avant tout une marque, un blockbuster.
Le management qui en découle est celui du déni et de l’auto satisfécit du cadre. Tout est sous contrôle et les journées d’abattage avec la direction de l’accueil des publics et de la surveillance sur le terrain, permettent l’accomplissement de soi des catégories A, dont on entend parfois les expressions délirantes, « demain c’est moi » : être seul aux commandes est une valorisation, comme s’il était possible d’ouvrir le Louvre tout seul !
Le taux de transpiration des dessous de bras devient la mesure intellectuelle de l’implication et du dévouement pour le service public culturel. Les échanges de pousses hauts, gros plan des têtes agissantes façon store manager et instantanés des groupes de terrain sur le smartphone en fin de journée assurent l’émulation entre services.
Salariés chosifiés en réseau, pantins du «service parfait», fiers d’être là ! Bientôt le « meilleur salarié » de la semaine façon Mc Do, ou « négation de la personnalité des salariés » et « consommateur comme figure dominante du capitalisme » dirait Frédéric Lordon…
A force de coaching ces nouveaux managers ont investi les lieux : il faut malheureusement qu’on se les cogne dans la Fonction Publique ! A l’hôpital comme au Louvre !…
Où, par voie de conséquence, comment le travail redevient une véritable aliénation mentale, un empoisonnement physique et psychique au cœur d’un temple culturel, le contraire d’une qualité de vie au travail soi-disant portée par toute DRH comme poudre aux yeux.
La destruction du service public est en marche puisque la Fonction Publique est au dépeçage : le sénat a voté sa réforme le 23 juillet 2019.
Il semble qu’on peut difficilement aller contre la marche de l’Histoire : celle qui nous est donnée de vivre est un rouleau compresseur imbécile et corrompu par la rentabilité, objectif habilement validé par la satisfaction du client et porté par le délire de ses cadres. En avoir conscience est déjà un bol d’air !
Il n’est toutefois pas encore défendu de lire, d’opiner et de trouver une nouvelle voie à la lumière de la raison, de la science et des arts. Il n’est pas défendu d’observer, de renouer avec l’émotion, de résister au non-sens et de lier amitié. Il est donc toujours possible d’imaginer un autre type de visite, un autre Musée du Louvre, un autre rapport au monde pour refuser en bloc de participer à la construction de cette société mortifère qui érige la rentabilité comme norme des normes.